Un anti-héros violent en prise directe avec l’Histoire
André-Joseph Dubois publie un nouveau roman : « Le Septième Cercle » ou l’enfer des violents.
Le Septième Cercle, c’est celui que L’Enfer de Dante réserve aux violents. Dès le titre, le ton est donné…
Il s’agit de la violence propre à la deuxième partie du XXe siècle. La fin de la Seconde Guerre mondiale, les conflits liés à la décolonisation en Indochine, en Algérie, au Congo, puis les dictatures sanglantes d’Amérique du Sud, tout cela forme la matière historique de mon roman. Mais ces bouleversements s’inscrivent dans un contexte beaucoup plus vaste qui culmine avec la guerre froide, une guerre sans affrontement direct, bien réelle cependant, qui a opposé le bloc capitaliste au bloc communiste.
Mais il n’y a pas que de la violence dans votre roman ?
Je raconte l’histoire d’un personnage imaginaire, Léon Bourdouxhe, témoin et acteur de cette violence. Plus exactement, c’est Léon lui-même qui raconte sa vie, au long de seize journées d’enregistrement en présence d’une unique auditrice : journaliste, magistrate ou historienne, on ne le sait pas. Cette auditrice n’intervient jamais mais elle ne peut pas s’empêcher de réagir par gestes ou mimiques aux horreurs qu’elle entend. Comme le fera sans doute le lecteur. Léon répond à ces réactions, ce qui établit quand même une sorte de dialogue parfois drôle. Dans son récit, puisque c’est sa vie entière qui en est le sujet, il fait aussi une large place à sa vie privée : son enfance, sa famille, ses amitiés, ses amours. Et là, le sinistre individu qu’il est par ailleurs peut devenir tout à fait sympathique, franchement comique, émouvant, attendrissant, parfois même naïf. Au fond, ce personnage est un nœud de contradictions, comme nous le sommes tous sans doute.
Tout de même, Léon est un antihéros, non ?
Oui, dans la mesure où ses convictions — il en a, il les défend, c’est même le plus inquiétant ! — prennent le contrepied des valeurs morales et démocratiques qui ont cours dans nos sociétés. Il est un professionnel de la violence stipendié par des régimes politiques criminels. A l’occasion trafiquant d’armes ou de drogue, proxénète, indic. Il est d’extrême droite — je préfère cette expression au mot fasciste qui fait référence à une idéologie précise —, raciste, intolérant. Au fond, c’est l’anti-Tintin : comme Tintin, il est belge, globe-trotter, il a le goût de l’aventure, mais il collectionne les vices alors que Tintin n’a que des vertus. D’ailleurs, il y a un passage où il se lance dans une violente diatribe contre son grand rival…
Revenons-en à l’histoire, la grande. Pourquoi cette période en particulier ?
C’est celle de la première moitié de ma vie. J’en prenais connaissance chaque jour par les journaux, la radio, la télévision. Puis tout cela est devenu de l’histoire, de l’histoire étudiée, débattue, interrogée. Peu à peu, des événements qui paraissaient sans rapport entre eux au moment où on les vivait se sont connectés pour prendre sens : quel lien peut-il y avoir entre la guerre d’Algérie, la sécession katangaise de Moïse Tshombé et la dictature chilienne de Pinochet ? Et pourtant, il y en a un… C’est lui que révèle le périple de Léon à travers trois continents, l’Europe, l’Afrique et l’Amérique.
Pourtant, l’histoire de Léon commence à Liège. Tous vos romans font une large place à Liège. Etait-ce bien nécessaire ici ?
Quand on me demande pourquoi mes romans se passent à Liège1, j’ai l’habitude de répondre : et pourquoi pas ? Liège est une ville moyenne, ni capitale ni métropole, chargée d’histoire ancienne et récente, représentative à bien des égards de tant de ses congénères européennes. Est-ce qu’on s’étonne qu’un écrivain allemand situe son roman à Stuttgart, un écrivain français à Nantes ? Mais pour ce roman-ci, Liège m’offrait deux particularités à mes yeux significatives. D’abord, sa périphérie abrite la FN, célèbre dans le monde entier pour la qualité de sa production d’armes. Léon passe son enfance dans le voisinage de la FN : cette proximité était trop belle pour que je n’en profite pas. D’autre part, c’est à Seraing, pendant la Question royale, qu’a été assassiné le député Julien Lahaut, communiste et ancien résistant. Assassinat politique jamais vraiment élucidé, auquel Léon assiste et qui décidera de sa carrière future. Mon roman traite encore d’autres événements ou de personnages qui font partie de notre passé national mais dont la littérature belge ne parle guère. Pourtant, ils s’inscrivent parfaitement dans l’histoire mondiale de l’époque.
C’est à la Légion étrangère que commence la carrière de Léon, en 1953.
Excellente école de violence, non ? Même si Léon ne l’apprécie guère. La bataille d’Alger le déniaisera sur bien des sujets. Il rencontrera là-bas son meilleur ami, un ancien de la Légion Wallonie. Et bien d’autres personnages, authentiques ceux-là. Mais Léon n’est pas fait pour une carrière militaire. Il erre deux ou trois ans en Tunisie, puis le voilà au Congo ex-belge, quelques semaines après l’indépendance, en pleine affaire Lumumba. Il passe au Katanga où il trouvera sa vraie vocation grâce à un mentor assez singulier. Cette fois, il est mûr pour la grande aventure de l’Amérique du Sud. Entrecoupée de retours à Liège auprès de sa maman et du grand amour de sa vie, elle se terminera à Cuba, lors d’une ultime opération plutôt rocambolesque.
Vous oubliez une toute dernière aventure particulièrement horrible, ici, en Belgique.
Léon lui-même n’en est pas vraiment fier et souhaiterait l’oublier…
Léon vit des événements historiques, il côtoie des personnages qui ont existé. Quelle est la part de vérité dans tout cela ?
Toutes les opérations que je prête à Léon sont authentiques. Ses « exploits » ont été réalisés par d’autres, toutefois ils se sont déroulés comme je le raconte, en accord avec les historiens ou d’après des témoins fiables. Ainsi, la photo de couverture, celle des derniers instants de Che Guevara que j’attribue à Léon a en réalité été prise par un pilote d’hélicoptère bolivien. Les exécutions de Lumumba, de Marighella ou du général Prats se sont passées comme dans le roman. Il y a bien eu, au moins en projet, une opération Barracuda en vue d’éliminer Lumumba et il est tout aussi exact que ses agents avaient pour noms de code Achille et Patrocle. Des institutions comme le SNI, l’Ecole des Amériques, le Centre d’Instruction de la Guerre dans la Jungle ont existé (le Centre fonctionne toujours aujourd’hui à Manaus). La seule invention que je me suis permise concerne Lee Harvey Oswald : l’assassin présumé de Kennedy n’a jamais mis les pieds en Afrique. A l’époque dont je parle, il regagnait les Etats-Unis après un séjour en URSS. Je lui ai juste fait faire un petit détour par le Congo…
J’imagine qu’il vous a fallu réunir une documentation importante.
Bien sûr. Comme je vous l’ai dit, j’étais déjà assez familier de ces événements. Mais j’ai dû approfondir, vérifier, confronter les versions. Une lecture en entraînait une autre, c’était une chaîne sans fin. Et puis, au-delà de l’histoire, j’étais à la recherche du détail qui fait vrai. Vous vous en doutez, je n’avais au départ qu’une idée très vague de ce qu’était la vie d’un légionnaire en Algérie dans les années cinquante. La géographie m’a donné beaucoup d’inquiétude : j’ai dû vérifier le kilométrage entre Sidi Bel Abbès et la frontière marocaine, combien de temps il faut pour aller de Haïti à la côte cubaine, s’il y a bien des crocodiles dans la rivière Lukuga au Katanga. J’étais plus à l’aise en Amérique du Sud, surtout au Brésil où je me rends souvent. Lire l’espagnol et le portugais m’a beaucoup aidé, évidemment. Il faut dire aussi qu’Internet est un formidable outil pour ce genre de recherche, à condition de le manipuler avec prudence. Je pense que sans lui il m’aurait fallu deux ou trois années de plus pour écrire ce livre.
Justement, parlons un peu de l’écriture. Comment avez-vous travaillé? Documentation et écriture ont-elles coexisté ? Combien de temps a-t-il fallu pour mener le travail à son terme ?
Je rêvais depuis longtemps à un roman qui mettrait en scène les réseaux d’extrême droite qui se sont tissés dans le monde à l’issue des années trente-quarante. Le héros serait un sale type mais avec des côtés sympathiques : parce que je ne crois pas à l’explication simpliste des horreurs de notre monde perpétrées par des « monstres ». Deux lectures fort différentes mais simultanées m’ont servi de déclencheur. D’une part, le livre de Marie-Monique Robin, Escadrons de la Mort, l’école française, m’a indiqué ce que devait être l’itinéraire de mon personnage et de ses idées (cette fameuse « école française ») : de la bataille d’Alger à l’Amérique du Sud en passant par l’Afrique centrale. D’autre part, le Barry Lyndon de Thackeray m’a fourni une trame assez lâche où j’ai fait entrer la vie de Léon — un pareil patronage littéraire me rassurait : Barry Lyndon, popularisé grâce au film de Kubrick, est avant tout un formidable roman.
Le chantier a alors pu s’ouvrir. Pendant quatre ans, deux heures quotidiennes d’écriture proprement dite, le reste de la journée de travail consacré à la recherche documentaire. Les registres langagiers de Léon m’ont posé beaucoup de problèmes. Il fallait qu’à certains moments il parle crûment, en ex-légionnaire, mais à d’autres il devait s’exprimer comme le professeur de cette prestigieuse école militaire de Manaus qu’il a fini par devenir. Comme il est l’unique narrateur, je ne disposais que de sa « voix » pour animer ses différentes facettes. Il y avait le Léon amoureux, le Léon manipulateur, le Léon provocateur, le Léon farceur… Ou ses prétentions intellectuelles : il aime étaler ses deux ou trois mots de latin et de grec, il dispose de quelques références culturelles, mais il croit que Jules César était empereur, que Napoléon est allé jusqu’en Sibérie, que saint Thomas l’apôtre et saint Thomas d’Aquin le philosophe sont une seule et même personne.
Tout cela était aussi très excitant. Si le lecteur se passionne autant que moi pour ce livre, je n’aurai pas perdu mon temps…
1Les années plastique (2011), Le Sexe opposé, (2013), Ma mère, par exemple (2014), Quand j’étais mort (2017), collection Plumes du Coq, éd. Weyrich.
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