« Le Septième cercle » chroniqué dans Le Carnet et les Instants
« Avec ce septième roman, André-Joseph Dubois confirme sa stature de conteur hors pair et de fin observateur de son temps »
« André-Joseph Dubois est décidément un auteur singulier. Loin des effets de mode, il pratique l’écriture au long cours et il accoste de temps à autre un roman à la main, sans tambour ni trompettes. Son nouvel opus est doublement placé sous le signe du chiffre sept, par son titre et son ordre dans son œuvre publiée. Le septième cercle fait sans doute référence, sans que l’auteur y fasse explicitement allusion, à l’Enfer de Dante Alighieri, qui classifie les âmes damnées en neuf zones circulaires selon la catégorie de péché commis. La septième concerne plus précisément les actes de violence, une réalité qui imprègne sans aucun doute l’existence entière de Léon Bourdouxhe dont ce dernier nous livre le récit dans l’ordre chronologique.
Présenté sous la forme d’un entretien avec une dame (silencieuse) et réparti sur seize journées, le cours de ce monologue de 500 pages se déroule avec entrain car l’homme aime parler et semble se livrer sans détour avec un sens évident de l’anecdote et du bon mot. Fils d’un père boucher qui tient boutique à Herstal, dans la banlieue liégeoise, et s’est laissé séduire par les discours de Léon (!) Degrelle, il se retrouve orphelin après que l’on a réglé les comptes avec les collaborateurs une fois la Seconde guerre mondiale terminée. Lui reste sa mère, qui est ouvrière à la FN, Fabrique nationale d’armes. Couteaux et fusils font partie de son environnement familier et il ne manque pas une occasion de s’en approcher avec une jouissance non dissimulée. Quand un rival s’empare d’Hanna, son amie de toujours, il n’hésite pas à lui flanquer son poing dans la figure, le laissant étendu sur le sol. Pour se faire oublier, il quitte Herstal et entame une vie de bâton de chaise. Il finit par s’engager dans la Légion étrangère dont la culture le séduit d’emblée. La France se dépêtre alors dans le processus de décolonisation et les légionnaires assurent des missions visant à briser l’ancrage du FLN par tous les moyens. Léon y rencontre Lucien, lui aussi originaire de la région de Liège, qui devient son ami. Avec lui, les nuits alcoolisées et les virées au bordel deviennent l’habitude que permet l’argent facile. En sa compagnie aussi, la haine des communistes et des révolutionnaires de tous poils, celle qui guidait le crédo de son père et de son idole rexiste, devient une certitude inébranlable ; elle sera un fil conducteur dans les étapes suivantes de sa vie mouvementée.
On le retrouve aux côtés des forces obscures qui mettent en place l’assassinat de Patrice Lumumba, mais aussi celui de Che Guevara, de Salvador Allende. Sans oublier l’épisode sombre des tueurs du Brabant, qu’il organise sur le tard, histoire de prouver qu’il est toujours en vie. Son savoir-faire est reconnu mondialement et il associe à ses prestations payées rubis sur ongle d’autres activités lucratives au service de la cause réactionnaire. Seul lui résistera le régime cubain dont il expérimente les geôles pour être entré sur le territoire avec l’intention de s’en prendre à Fidel Castro. Il a cru trouver la paix lorsqu’il se pose au Brésil pour créer une école de guerre destinée à assurer la relève et épouser Renata, qui sombre peu à peu dans la folie.
Pareille existence pourrait mettre à mal l’adage selon lequel la réalité dépasse souvent la fiction si l’auteur n’assortissait pas son propos des réflexions de Léon. Celui-ci porte un regard panoramique sur sa vie et nous offre la vision d’un homme sans tabous que ne rongent ni les remords ni les regrets. Sa sincérité désarmante le rend attachant et elle aligne les ingrédients qui peuvent générer un tel destin. Et si l’homme connaît de rares moments de tendresse, c’est à l’égard de sa mère et de son premier amour, tourné qu’il est vers le passé idéalisé.
Son sens de l’humour, son cynisme joyeux, son subtil opportunisme, son pouvoir de séduction pourraient dissimuler sans peine une absence presque totale de sens moral qu’il assume pourtant sans vergogne jusqu’à lui trouver une justification d’utilité publique :
Ma doctrine tenait en peu de mots : attaquez-vous aux chefs, frappez à la tête; plutôt que d’entraîner un régiment, formez quelques hommes déterminés, ils feront du meilleur travail et coûteront moins cher à l’État. En parlant de tête, j’envisageais aussi la clique des intellectuels au petit pied, journalistes, écrivains, professeurs qui s’entendent à farcir les cervelles de leurs billevesées contestataires.
Loin de faire l’apologie des adversaires de la démocratie et de l’état de droit, le roman, en se centrant sur la vision du narrateur, traite ces réalités graves sur un mode burlesque qui pose d’office une mise à distance et ne peut qu’interpeller le lecteur qui sera par ailleurs séduit par l’élégance de l’écriture qui sert le propos. Les références figurant en fin de volume attestent par ailleurs de ce que l’auteur a pris soin d’inscrire sa fiction dans la réalité des faits historiques évoqués.
Les souvenirs de Léon Bourdouxhe, qui n’ont donc rien d’une confession, laquelle exprime au minimum une réflexivité critique, nous font revisiter plus de 40 ans d’histoire, d’espoirs déçus, de luttes pour le pouvoir des grandes idéologies dans le monde, jusqu’à la période actuelle. Avec ce septième roman, André-Joseph Dubois confirme sa stature de conteur hors pair et de fin observateur de son temps, qualités qui, associées à son humour caustique, en font un écrivain qui, depuis L’oeil de la mouche (1981, rééd. Espace Nord), ne cesse d’interroger notre monde avec talent. »
Un article de Thierry Detienne paru dans Le Carnet et les Instants :
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