La Forêt d’Apollinaire – Les Belles Phrases
Le roman de Christian Libens a reçu une critique élogieuse dans le 12e numéro du (Le) coup de projo d’Edi-Phil sur le monde des Lettres belges francophones.
2013 ! Oui, sortons de l’actualité qui ne doit jamais être une oppression. Il faut conjuguer les trois temps (passé, présent, futur) pour vivre une vie heureuse.
Ce livre, j’y songeais depuis des années. Une rumeur avait évoqué un bijou dû à la plume d’un homme polyvalent, qui s’est multiplié au service du livre et des auteurs depuis des décennies. Membre d’une administration soutenant le microcosme littéraire mais aussi critique, animateur, membre de jurys, directeur de collection, etc.
Un bijou ? Libens a une vie d’auteur bien remplie mais ce roman occupe une place particulière. Paru chez Quorum en 1998, ressorti trois fois par Memor (1999, 2002 et 2006) avant l’édition définitive de Weyrich, traduit en roumain, en serbe, en bulgare…
Le pitch ?
Pierre, un vieil homme, vient d’intégrer un hospice et sent la mort rôder, resserrer son étreinte. Il décide de résister par l’écriture et nous plonge dans une page dorée de sa jeunesse :
« J’ai bien connu Guillaume Apollinaire, à Stavelot, durant l’été 1899.
Voilà, mon histoire est terminée. Tout est dit. Ou, du moins, l’essentiel est dit, même si les mots travestissent déjà la réalité. Qui peut affirmer avoir bien connu Guillaume. D’ailleurs, ce n’est même pas Guillaume Apollinaire que j’ai connu, mais plutôt Wilhelm, Wilhelm de Kostrowitzky. »
Un ultime baroud d’honneur ? Pierre écrit, donc. Sur une tranche de vie qui le ramène à ses quasi vingt ans, il y a sept décennies. Quand, revenant dans son Stavelot natal auréolé de son nouveau statut (instituteur) et rêvant surtout de la jeune Maria Dubois, il croise la route de deux jeunes frères russes, Wilhelm et Albert, dix-neuf et dix-sept ans, des aristocrates désargentés qui passent leur été dans la région et vont devenir des amis de balades, de découvertes.
Pour le détail ?
On n’est pas dans un thriller, un roman policier… Ce que va restituer la mémoire, ce ne sont pas des péripéties palpitantes mais des séquences sensitives d’un passé piédestalisé, une rêverie éveillée. Une relecture du passé. Il y a ce que sa vie est advenue et ce qu’elle semblait alors devoir advenir. Distorsion ? Regrets ?
La relecture a des allures de mise en abyme. Le Pierre de septante ans recrée celui de vingt ans au moment où, basculant de l’adolescence à l’âge adulte, des études au métier, de la grande ville à la petite, il tente déjà le rebours nostalgique :
« Sur la table, juste devant mon bol, un cramique à la croûte intacte ; sur le coin de la cuisinière, un poêlon fumant. Je hume l’odeur du cacao mélangé au lait, le nez à dix centimètres du liquide. Une fine peau s’est formée à la surface. La peau du lait au chocolat, c’est le meilleur ! »
Une relecture plus sensorielle qu’analytique :
« Ses bras nus, surtout, m’hypnotisent. Le poids du plateau tend le muscle et cette chair est si ferme, cette peau est si tendre que je salive. (…) Maria. Les bras de Maria. Le corsage de Maria. Je caresse mon verre. Quand pourrai-je voir ses seins ? Les toucher, les téter… »
Ce n’est pas un roman historique non plus, l’auteur décolle de quelques points d’ancrage (personnages et faits réels) pour tisser une fiction (incluant son narrateur) arcboutée à trois élans : la restitution d’un été magique (la jeunesse, ses possibles et ses émotions, ses attentes) ; la passion pour une région (les Hautes Fagnes, ses paysages et ses traditions) ; le décryptage, en filigrane, d’un ravissement se répercutant à travers l’œuvre poétique d’Apollinaire.
L’écriture ?
Elle est avant tout celle du narrateur, elle se fait donc simple et vivace, spontanée et naturelle :
« Descendre à la petite gare de Roanne pour remonter vers Stavelot à travers les bois de Lancre m’aura permis de retrouver mes arbres pendant deux heures de marche.
Les arbres de mon enfance.
Il y a quelques minutes, du haut de Renardmont, j’ai aperçu les toits bleus de Stavelot, dans le dernier soleil de l’après-midi. J’ai ralenti le pas. »
L’auteur surgit au coin du bois pour nous offrir des passages plus délicats :
« Verte, blanche, jaune ou brune, la Fagne monte des sapins noirs de l’Hertogenwald puis redescend en charmilles sculptées par le vent. Ouverte à nos pieds, la lande nous confie ses caprices de belle adolescente, ses humeurs de fille farouche, ses flamboiements de femme. Ce réservoir pour rêves d’infini et d’âge d’or, cette éponge de vinaigre sous des croix fondues par la brume, ce morceau de Nord aux marches du Midi fascine Wilhelm.
– Quelle désolation, c’est fabuleux ! Une beauté pure… Tu sais, Pierre, je n’ai jamais été autant impressionné par un paysage ! »
[…]
Source de l’article : Les Belles Phrases, Éric Allard, Chronique de Philippe Remy-Wilkin, https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com
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