Agnès Dumont et Patrick Dupuis récidivent
Après Une mort pas très catholique, le duo formé par Agnès Dumont et Patrick Dupuis récidive avec une nouvelle aventure du jeune Paul Ben Mimoun de la police d’Ottignies et de Roger Staquet inspecteur à la retraite, non plus à Louvain-la-Neuve mais cette fois à Liège. On y retrouve aussi Clarisse, Liégeoise étudiante en journalisme à Louvain-la-Neuve qui avait bien aidé les deux policiers dans leur enquête sur le réseau des « Sugar babies » mettant en contact de jeunes étudiantes sans ressources avec des hommes d’âge mûr attendris par leur situation. De sa ville natale où elle était revenue une fois son diplôme en poche, très inquiète de la disparition subite d’Honorine, migrante camerounaise de ses amies en attente de régularisation, elle avait sollicité l’aide de Paul. On n’avait revu la réfugiée ni à son travail dans un bar, ni dans son appartement du quartier Seraing, son téléphone sonnait dans le vide et, très proche de la jeune femme, la journaliste pressentait un enlèvement. Il fallait mener une enquête officieuse mais rapide pour la retrouver avant qu’il ne soit trop tard.
C’est ainsi que le jeune inspecteur de Namur, se réjouissant de cette occasion de revoir la jeune militante dont il est secrètement amoureux – « Le gaillard était amoureux et ça se voyait comme un bouton d’acné sur le nez d’un adolescent. » –, avait posé quelques jours de vacances pour se précipiter à Liège, non sans faire aussitôt appel à l’expérience de son vieux comparse Roger qui, heureux de reprendre clandestinement du service, accepte aussitôt.
L’affaire s’avère difficile : les indices récoltés dans le logement d’Honorine, contrainte depuis peu d’y héberger provisoirement un cousin peu sympathique lui aussi mystérieusement envolé, sont bien minces et l’emploi illégal de la réfugiée ne s’avère pas propice à faciliter les confidences de la patronne ni des employés du bar où celle-ci faisait des extras. Seul Kevin, le serveur régulier que Clarisse a déjà entraperçu, semble la connaître et la regretter. Il tiendra d’ailleurs un rôle secondaire mais non négligeable dans cette histoire. Paul a des doutes : « Clarisse avait beau prétendre qu’elles étaient très proches toutes les deux […] Des amies, quand l’une habitait un quartier branché de Liège et l’autre une rue pourrie de Sereing ? ». Mais « pouvait-il classer le dossier Honorine, le clore avant même de l’avoir ouvert. Clarisse mise à part, personne ne se soucierait-il du sort de la jeune Camerounaise ? »
Le vieux flic retraité et le jeune inspecteur sillonnent la région liégeoise dans une vieille Clio à la recherche de la disparue, perdent la trace de ceux qu’ils prennent en filature à cause des embouteillages qui paralysent la ville, quand enfin une piste s’offre à eux : la radio leur apprend que le corps d’un Camerounais du même prénom que le cousin d’Honorine a été retrouvé troué par balle sur une aire de repos sans autre cadavre à ses côtés. À la petite gare la plus proche du lieu de crime où ne restent plus qu’un panonceau donnant les horaires d’arrêt du train pour Namur et un guichet automatique, les deux policiers interrogent le cheminot qui habite juste à côté. Fier de servir une enquête, celui-ci leur apprend qu’il y a quelques jours « une fille noire, sale et avec des branches dans les cheveux » (dont il reconnaît la photo montrée par Roger), est montée dans ce train du matin qu’avec un autre passager régulier ils sont seuls à prendre depuis plusieurs années. La bonne nouvelle pour nos deux enquêteurs est donc qu’Honorine, présente lors de l’assassinat de son cousin, aurait réussi à fuir. La mauvaise, c’est que si le ou les assassins le savent, ils vont tout faire pour retrouver ce témoin gênant.
Les messages de menace que Clarisse reçoit ces derniers jours sont-ils liés à l’histoire d’Honorine ou à l’enquête journalistique dérangeante qu’elle mène actuellement ? « Cette fille attirait les emmerdes plus sûrement qu’un aimant la limaille de fer » […] Si les menaces étaient sérieuses, voire liées à la disparition d’Honorine, cela signifiait que Clarisse avait probablement fourré son joli nez dans un nid de frelons et ces bêtes-là pouvaient se révéler drôlement dangereuses pour la santé » pensait Roger.« Pas sûr que leur petit duo […] fût suffisant pour en venir à bout. »
Après de nombreux rebondissements avec un petit protégé de Clarisse qui se volatilise, un club d’éducation canine doublé d’une société de sécurité aux pratiques surprenantes, un bracelet ethnique peu commun retrouvé sur un bras bien pâle, un téléphone portable contenant des preuves compromettantes, un trafic juteux avec des mafieux russes, et des sacs de « neige » en plein été… nos deux policiers belges sympathiques auront enfin toutes les cartes en main pour retrouver la belle Honorine. Y parviendront-ils avant qu’elle ne soit tuée ?
Clarisse, qui comme d’habitude s’est précipitée dans la gueule du loup, l’espère encore. « À défaut d’appeler Paul, elle essaierait alors au moins de semer des cailloux derrière elle, même virtuels ; cette tactique ancestrale avait déjà fait ses preuves dans les contes pour enfants. Nul doute qu’elle pourrait encore être utile, même si l’ogre arborait cette fois un accent russe et des tatouages de crânes surmontant une paire de tibias entrecroisés. »
Neige sur Liège nous immerge dans cette capitale économique de la Wallonie à l’Est de la Belgique nommée la « cité ardente ». La ville francophone nous est décrite avec précision, de ses monuments historiques (Palais des princes et des évêques, cathédrale, le Perron…) à son architecture moderne (Gare des Guillemins construite par l’architecte Galatrava), à travers ses quartiers riches, universitaires ou bobos comme ceux dégradés et abandonnés où s’entassent les pauvres et les migrants dans l’attente de papiers ou d’un passage en Angleterre. La déambulation des deux comparses dans les rues de la ville est si précise que le lecteur pourrait les suivre à la trace sur un plan. Mais une ville ne se découvrant qu’à travers la vie de ceux qui l’habitent, ce roman est aussi l’occasion de découvrir les traditions gastronomiques locales, sa vie nocturne, ses modes de transport, son agitation permanente et sa circulation automobile intense source de pollution.
Des deux inspecteurs que l’on suit dans leurs doutes, leurs espoirs, leurs échecs et leurs découvertes lors du déroulé de leur enquête, les personnalités contrastées se révèlent au fil du livre. L’aîné est un bon vivant, largué par la technologie, regrettant les dommages de l’âge et le vide laissé par la mort de son épouse, facilement grognon, usant parfois d’un langage désuet, et toujours fort attendri par son jeune acolyte. Son jeune équipier, outre une timidité presque maladive qui l’empêche de déclarer sa flamme à la jeune journaliste ou à défaut, entre hésitations et maladresses, de tenter de la suggérer à l’objet de son amour, est un être paradoxalement plus fragile, enclin au découragement et aux regrets qui porte un respect évident à son aîné. La complicité entre ces deux-là relève de la filiation symbolique.
Mais cette histoire est aussi habitée par d’autres. On y trouve également de belles figures féminines comme la lumineuse Clarisse, enthousiaste et déterminée dans ses luttes, que rien ne semble pouvoir arrêter, mais aussi Honorine, victime que Clarisse a prise sous son aile, dotée d’un caractère courageux, positive et tournée vers l’avenir, combative et altruiste quand elle accompagne ses sœurs en souffrance au planning familial. On pourrait voir dans les deux frères Kevin et Jordan un autre tandem soudé par les liens familiaux, mais au-delà de son aspect globalement négatif ce duo se trouve mis à mal et nuancé par les profondes dissemblances de caractère, de vie et de choix entre eux.
Ce roman policier joue aussi du paradoxe et des contradictions. Très ancré dans la violence et l’actualité, il parvient à garder une douceur, une bonhommie et un humour qui désamorcent non la tension mais le dégoût que certaines situations pourraient nous inspirer. Agnès Dumont et Patrick Dupuis aiment à nous émouvoir et à nous faire sourire autant qu’à provoquer angoisses et frissons. Ils affectionnent le décalage, le jeu voire la facétie (le taser rose pour femme en est un bel exemple…).
Le scénario rythmé (tout se passe en trois jours), parsemé de chausse-trappes et de rebondissements souvent improbables, est efficace et entretient le suspense jusqu’à la fin.
Mais ce qui fait la singularité de ce roman policier, outre la complicité entre les deux auteurs et les deux protagonistes principaux ou son inscription forte dans le territoire belge, c’est de choisir comme sujet les conditions de vie et la situation des réfugiés en Europe, question évidemment sensible et grave et d’avoir comme objectif initial de l’enquête le simple fait de retrouver et de sauver par attachement sentimental, l’une d’entre eux avant même que le sang ait coulé.
Enfin, l’écriture n’est pas en reste. Le ton, malgré la gravité du sujet et l’angoisse d’une issue tragique, sait se faire léger, dégager une bienveillante humanité et ne se prive pas de saillies humoristiques qui font monter le sourire aux lèvres. Neige sur Liège est aussi un exercice de style ludique et pour la leçon de morale et l’apitoiement, passez votre chemin.
Il n’est pas indispensable d’avoir lu le premier opus pour profiter de celui-ci mais ça fait plaisir de retrouver ce tandem atypique de policiers belges (et derrière eux d’auteurs confirmés curieux du monde et des autres) qui s’attache avec réalisme aux pathologies de notre société contemporaine, aime à en capter les zones d’ombres pour briser l’indifférence et solliciter notre conscience et le fait avec une profonde générosité, recul et bonne humeur. On en redemande.
Un article signé Dominique baillon-Lalande pour Encres vagabondes, 14/02/22
« Neige sur Liège » de Agnès Dumont & Patrick Dupuis est disponible en librairie et sur notre e-shop :