Un thriller qui joue avec nos nerfs, un roman formidable !
Un thriller haletant
Les sœurs noires est un thriller policier (mais aussi politique) qui joue habilement avec nos nerfs. Nous sommes à Tournai. Siham, une jeune rhétoricienne de l’athénée Bara a disparu. La police s’oriente d’emblée vers une fugue, voire une dérive fondamentaliste : d’origine maghrébine, Siham est en effet en décrochage familial. Cathy, la directrice de l’athénée, doute. Elle sollicite Raphaël, une vieille connaissance, un amour de jeunesse, du temps de leurs études à Tournai. Écrivain exilé à Bruxelles, il est de passage dans la ville picarde. Il se met aussitôt en piste avec en poche, comme un talisman, la photo de la troublante adolescente, « regard bleu nuit sous le trésor des mèches noires ».
Très vite, l’image de l’élève rangée et calme se brouille. Prévenante et serviable, Siham cultive une manière de distance, sans lien suivi avec ses condisciples. Cache-t-elle un secret inavouable ? Quel rapport entre sa disparition et ce mystérieux tatouage – « Les sœurs noires » – entrevu par d’aucuns au creux de son dos ? Ange, victime ou démon ? Le rhizome des pistes s’étend…
Une thématique très riche
Raphaël creuse sans a priori, dissimulant ici son aversion, là sa sympathie : il se tient équidistant de tous ; « le doute est une nécessité éthique ». Il doit accepter d’affronter le Mal qui peut se nicher en chacun de nous, la part d’ombre qui nous ronge tous. En filigrane se profile l’inquiétante figure de Laura Palmer, l’héroïne de David Lynch auquel Philippe Remy-Wilkin voue un culte ; à moins qu’il ne s’agisse de la fragile Laura d’Otto Preminger dont Raphaël semble insidieusement tomber amoureux lui aussi.
C’est donc sans œillère que notre auteur-enquêteur scrute l’entourage familial de la disparue. A-t-elle fui un danger tout proche ? S’est-elle précipitée dans le radicalisme ? Ses parents sont marocains et ont émigré en Belgique. Siham appartient donc à cette première génération confrontée à d’épineux conflits de loyauté. Cela nous vaut de très belles pages sensibles et intelligentes, dépourvues de tout didactisme pesant sur le courage des migrants :
« Ahmed Ben Amar est déchiré, comme tant d’autres, entre son envie de s’intégrer dans sa société d’accueil et son attachement à ses racines. (…) quitter son pays, comme il l’a fait, c’est courageux. Il faut sans doute un mélange de désespoir mais une faculté d’espoir aussi, ne pas céder au fatalisme et subir, croire qu’une autre vie est possible, ailleurs, au loin, meilleure surtout pour les enfants et les enfants des enfants ».
Sous-jacente, par un subtil jeu de miroirs, l’acculturation relative de Siham, qui poursuit cette sorte d’élan nécessairement transgressif de ses parents, renvoie Raphaël à sa propre énigme existentielle, à « l’hybridité singulière de sa personnalité, tiraillée entre des accès d’audace et d’indépendance, d’autres de conformisme ou de pusillanimité ». Il est tout et son contraire « ce qui le dispense de tout déterminisme ». Et le rend allergique à toute assignation. Comme Siham…Parti à la rencontre de la jeune disparue, c’est aussi vers lui-même que Raphaël chemine.
Mais l’enquête progresse. Raphaël peut d’ailleurs compter sur quelques vieux amis tournaisiens. Depuis leur jeunesse, ce sont quatre mousquetaires qui se retrouvent périodiquement. L’affaire Siham est l’occasion de joutes joyeuses et débridées où les idées s’entrechoquent et s’étincellent en hypothèses, en questions nouvelles. Cette amitié qui a résisté au temps a un secret : elle est sans égocentrisme. Raphaël admire ses vieux compagnons :
« Ils sont tous les quatre dans ce rapport-là, comme s’ils avaient chacun mené un possible dans la bonne direction, pouvant se réjouir des réussites des camarades avec allégresse et sans la moindre arrière-pensée égocentrée. “Tous pour un, un pour tous !’’ ».
Ce passage m’a beaucoup touché : en peu de mots, l’auteur exprime la beauté de destins assumés et partagés, toujours mus par l’impulsion originelle de la jeunesse.
Bien d’autres thèmes sont déroulés. Mais une conception philosophico-morale infuse tout le roman. On la retrouve souvent d’une manière ou l’autre dans les différents textes de l’auteur : l’échange véritable suppose une pensée dialectique, nuancée, un art du contrepoint qui préfère la contradiction au confort de l’acquiescement, entend toutes les parties mais peut briser là avec les forcenés de l’outrance.
Tournai la belle
Au fil des pérégrinations de notre auteur-enquêteur, la présence de Tournai s’affirme, entêtante. Philippe Remy-Wilkin, qui a lui-même vécu une partie de sa jeunesse dans le Tournaisis, s’amuse à nous promener dans le lacis des ruelles de la cité et multiplie pour nous les rencontres avec des personnalités de l’endroit. Nous nous faufilons avec lui le long de la cathédrale depuis la place Janson jusqu’à celle de l’Évêché ; nous sommes gagnés à notre tour par cette « sensation amniotique » que procure cette ville où Rubens « aurait trouvé la passion pour son art ». Les plaisirs de bouche ne sont pas oubliés : nous dégustons un merveilleux chez Quenoy…
Une construction imparable et un style épuré
Le roman obéit à un véritable mécanisme d’horlogerie. Les chapitres déroulant le présent de l’enquête alternent avec ceux évoquant les semaines puis les jours précédant la disparition. Ils se répondent, ricochent, entretiennent le rythme, bifurquent soudainement : nous sommes captés.
Une trouvaille revient avec une obstination lancinante : les couplets de Manque d’amour, la belle chanson de Juliette Armanet, parsèment le roman de leur coloration doucement tourmentée. Cet effet de rappel contribue à la grande unité du roman.
Le style est direct, précis et sans affèterie, les dialogues ciselés. Point de longues descriptions mais souvent une succession de phrases courtes, parfois sans verbe, qui plantent le décor sans relâcher l’action. Le tout est rapide, efficace.
Des références multiples
Philippe Remy-Wilkin s’est plu à partager avec nous son panthéon littéraire, musical, pictural et cinématographique. Le tour de force est que cela n’alourdit jamais le propos ni ne ralentit l’action. Au contraire. Retenons les Laura de David Lynch et Otto Preminger, la Millie Brady/princesse Æthelflæd du The Last Kingdom qui irradient de leur trouble aura le personnage de Siham. Côté littérature, le Kaspar Hauser de Véronique Bergen sert de pseudo Facebook au personnage le plus pervers du roman tandis qu’En cheveux, le beau texte de Florence Noël, nourrit notre réflexion sur la question du foulard et la liberté qu’il engage. Il rappelle aussi indirectement la relativité des usages : pour rien au monde, ma grand-mère ne serait sortie dans la rue « en cheveux ».
En guise de conclusion
Les sœurs noires est un roman formidable. Construit avec une rigueur métronomique, il nous embarque dans une intrigue superbement menée dont le suspense se maintient jusqu’au bout. Un rythme constant, des personnages superbement campés, un sens subtil du découpage et, véritable gageure, une réflexion foisonnante et érudite qui, loin de parasiter le récit, en relance sans cesse l’intérêt. Décidément, quel que soit le genre abordé, Philippe Remy-Wilkin reste fidèle à son credo : « se passionner pour une histoire tout en apprenant et en se posant des questions ; distraire mais jouer les passerelles ».
Article signé Jean-Pierre Legrand pour « Les belles phrases »
dans le cadre de l’action « Lisez-vous le belge ? »
« Les Soeurs noires » de Philippe Remy-Wilkin est disponible en librairie et sur notre e-shop :