Philippe Carrozza livre des Ultimes confidences
Philippe Carrozza, pourquoi avoir choisi de publier les Ultimes confidences des derniers survivants du siège de Bastogne ? Parlez-nous de la genèse de ce livre.
Ultimes confidences fait la part belle à des témoignages directs de personnes qui ont vécu les événements de Bastogne en décembre 1944. Parmi celles-ci, Ludwig Bauer, qui était lieutenant et qui commandait un blindé allemand lors de la bataille. L’officier allemand que nous avons rencontré chez lui au printemps 2019 est décédé en mai dernier. D’autres témoins de ce livre, qui étaient plus jeunes au moment des faits, sont aujourd’hui presque nonagénaires. Ces gens qui peuvent parler de ce qu’ils ont vécu se font très rares. Ce qui explique le titre de ce livre dont la genèse est en soi une histoire à part entière.
Cela part d’un tableau peint par un artiste allemand et sur lequel on distingue Ludwig Bauer en train de saluer un infirmier américain qui vient de charger des blessés dans le coin de Noville. Un moment suspendu dans le temps où Allemands et Américains se livraient un combat âpre, sans merci, presqu’animal. Cet instant, attesté par les archives, est en quelque sorte un moment d’humanité au cœur de cette boucherie. J’avais appris que M. Bauer était toujours en vie. Je voulais le rencontrer pour parler de cet événement pourtant anodin. J’ai même cru un moment avoir retrouvé la trace de l’infirmier américain en la personne de Georges Michils, un Bruxellois engagé dans les rangs de la Croix-Rouge belge et qui a été employé à retrouver les blessés et morts dans La Roche et Houffalize en ruines. Il affirme avoir été engagé quelques jours dans la 101th Airborne et qu’il a donné un coup de main pour ramener les blessés du périmètre vers le centre de Bastogne.
M. Michils n’est pas le personnage qui a salué Ludwig Bauer.
Mais le fil rouge du livre était là : il me fallait trouver des contemporains de cette période et mes recherches m’ont conduit sur les traces de Louis Mostade et Roger Krier, les deux gamins de Noville qui, retranchés dans les caves avec leur famille, décrivent au jour le jour le supplice de ces semaines de guerre. Ce fut aussi le cas d’Agnès Rongvaux obligée, avec la centaine d’autres élèves de l’école des Sœurs de Bastogne, de passer toute la période de l’offensive sur une chaise dans les caves du bâtiment avec juste une petite couverture pour se protéger du froid intense.
Vous avez passé des moments forts avec des témoins directs ou leurs descendants, comment ont-ils réagi à vos sollicitations ? Comment se sont déroulées en général les interviews ?
Le moment le plus fort, sans conteste, fut celui passé au domicile de Ludwig Bauer. Le vétéran allemand n’était pas n’importe qui. C’était, au moment de la contre-offensive von Rundstedt, le plus aguerri et le plus expérimenté des soldats du Reich. Il avait opté dès le début de la guerre pour les Panzers et il avait connu toute l’évolution de ces chars. Il a été de toutes les batailles importantes de blindés au cours des cinq années du conflit, échappant comme par miracle à la mort à plusieurs reprises, dans les plaines russes ou aux abords de Stalingrad. Il a raconté la campagne de France, celle de Bastogne et la défense du Reich. L’homme, malgré son grand âge, en imposait. Retraité dans les années 1970 avec le grande de général, il a reçu les distinctions les plus hautes du régime nazi. Il n’a pas condamné ce qu’il a fait. Il a dit qu’il avait accompli son job et commis aucune exaction. Ce fut une interview de plus de trois heures, mais qui est restée comme l’une des plus marquantes, même si le traducteur qui nous accompagnait avait les plus grandes peines du monde à remettre tout dans le bon sens et à comprendre parfois quelques mots à peine audibles qui sortaient de la bouche de notre interlocuteur.
Vous donnez la parole à une diversité de profils que vous avez rencontrés : des enfants à l’époque, un brancardier, un vétéran allemand… Comment caractériser l’influence que le siège de Bastogne, et plus largement la bataille des Ardennes voire la guerre entière, ont eu sur toute leur vie ?
La bataille des Ardennes les a marqués, c’est certain. Davantage les civils que j’ai rencontrés que l’officier allemand qui avait connu le pire en Russie. Le récit posthume de feu Louis Mostade, recoupé par le témoignage de son copain d’enfance Roger Krier – qui vit toujours du côté de Saint-Hubert – apportent une dimension forte en ce sens où ce sont des gosses qui s’expriment et qui sont confrontés à la brutalité des événements subis par eux et leurs proches. L’incendie de la maison Krier a été gravé à vie dans la mémoire du petit Roger ; les bruits de bombes, l’angoisse, la faim, le froid les ont tous marqués définitivement. Et à l’époque, il n’y avait pas de psy ou de service d’aide aux victimes pour se remettre d’un tel trauma. Ils ont dû vivre avec cela et le fait d’écrire ou de raconter ce qu’ils ont vécu est une sorte d’exutoire, de catharsis, même bien des années plus tard.
Qu’est-ce que la disparition très prochaine des derniers témoins va-t-elle avoir comme conséquences sur la recherche et les études liées à la bataille des Ardennes ?
Il nous restera bien sûr une montagne de documents déclassifiés qui commencent à faire la lumière sur ce qui s’est réellement passé dans le périmètre de Bastogne et ailleurs lors de cette bataille. Pendant des années, on s’est contenté de la version un peu hollywoodienne de ces événements, vus, et c’était logique, à travers le prisme américain. On commence aujourd’hui à appréhender une autre vérité, la vérité, sur certains épisodes parfois pas très glorieux pour les deux camps.
Les témoins oculaires sont précieux, mais parfois le temps a fait son œuvre. Ils ont oublié, ou parfois leur cerveau s’est mis en mode survie et a volontairement effacé certains épisodes très douloureux ; parfois ils ont été influencés au fil du temps par les documents qu’ils ont lus ou vus, ce qui a biaisé, à leur corps défendant, la réalité qu’ils ont vécue.
Il n’empêche qu’il fallait sauver le maximum de ces témoignages de « petites gens » qui, juxtaposés, forment la véritable Histoire.
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