Un parfum de braise, « un roman malicieux et parfaitement maîtrisé »
Jean-Claude Bologne présente le nouveau roman de Xavier Hanotte
« L’Art l’emporte toujours sur la force brute. Il éclaire la vie de l’un, aiguise la douleur de l’autre, chacun selon son dû. » Cette profession de foi peut sembler quelque peu candide aujourd’hui où parlent plutôt les drones et les canons. Mais chez un peintre de talent, faussaire de génie, en particulier d’Évariste van Meulebroeck (qui ne vécut pas de 1578 à 1647, comme indiqué, puisqu’il s’agit d’une invention du romancier), les convictions sont bien ancrées, et il se donne les moyens de les réaliser. En l’occurrence, il s’agit ici de « grand art », celui auquel on « s’adonne avec respect ». Pour le lecteur distrait, il ne s’agit que d’une expression courante (« C’est du grand art ! ») qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre. L’usage de l’italique nous rappelle cependant qu’elle désigne d’abord l’alchimie, ce que nous rappelle un « antique chauffe-eau » qui sera, au détour d’une page, qualifié d’athanor. C’est tout ? C’est tout. Avouons qu’il faut un peu d’attention pour repérer les indices et comprendre ce qui se joue dans un roman qui se maintient volontairement dans un réalisme désinvolte, plus occupé en apparence d’escarpins oubliés chez un amant, d’escaliers vétustes ou de dysfonctionnement d’une porte d’entrée…
Il faut surtout se rappeler que Xavier Hanotte ne se contente pas, de livre en livre, de jouer avec les conventions du roman classique, mais pousse aussi jusqu’à ses limites le réalisme magique qui aime mêler à un récit du quotidien, dans un décor des plus banals, des éléments incongrus, irrationnels, qui font appel à la pensée magique. Il aime également détourner les genres traditionnels, en particulier le roman policier, dans lequel il a fait ses preuves, par des ruptures de ton ou de convention. Ainsi, la traditionnelle course poursuite est remplacée par un embouteillage sur le Ring bruxellois ! Sans doute les amateurs de polars noirs trouveront-ils le rythme pantouflard et l’enquêteur désinvolte. Mais si l’art l’emporte toujours sur la force brute, l’écriture prime sur l’action dans un roman malicieux et parfaitement maîtrisé. Il ne faut pas se préoccuper du pourquoi (le grand art et l’athanor nous suffiront), ni même du quoi (le distrait risque fort de ne pas comprendre ce qui s’est passé), mais du comment, de l’entrelacement des récits, de la psychologie des personnages, de l’humour pince-sans-rire, de l’écriture malicieuse…
D’emblée, l’exposition « à l’américaine », en plein cœur de l’action, avec un cadavre dans les premières pages, fait place à une ouverture « en mode mineur » sur une journée « avare de promesses ». L’action se réduit à la lente avancée de la lumière à travers une persienne qui ferme mal. Les péripéties qui la font progresser, à la découverte d’une paire d’escarpins « à talons presque hauts ». L’amateur de polar est au bord de la crise de nerfs ; le lecteur patient est aux anges. L’acmé s’annonce dans un commissariat installé à l’étage d’une librairie post-soixante-huitarde, accessible par un escalier de service ou un ascenseur pour handicapés. L’amateur de polar frôle l’apoplexie ; le lecteur patient, la béatitude. Quand débarque un authentique repris de justice, qui a failli abattre notre narrateur-inspecteur et qui s’est répandu en menaces de mort après son arrestation. La tension est à son comble. Ce caïd de Palerme-sur-Meuse (entendez : Liège) se contente de déposer son arme sur le bureau du policier (« Cadeau ! »), pour qu’elle ne serve pas contre un codétenu qu’il a tyrannisé lors de son incarcération et qui a promis de se venger (« ça va chauffer ! »). Or cette vengeance est particulièrement atroce : il a envoyé sur son bourreau une sorte d’eczéma qui déroute tout le corps médical. Du sang, enfin ! Ou plutôt, un « quadrillé d’éruptions rougeâtres et de cloques translucides ». L’amateur de polar est dans les roses ; le lecteur patient, au nirvâna.
Alors viennent les vraies friandises. Un humour discret, auto-ravageur, habile à épingler le côté terne de l’anti-héros (« un sens de la répartie à faire pâlir d’envie un cacatoès », « ma personne éternellement encline à jalouser les papiers peints ») ou, à l’inverse, la personnalité de ses vis-à-vis (« ses lèvres écarlates semblaient une citation de Salvador Dali, à ce détail près qu’on ne pouvait s’asseoir dessus » : pour apprécier la comparaison, il faut quand même avoir en tête le canapé boca de l’artiste catalan…). Un art raffiné de la formule percutante, un goût presque provocateur du mot juste, une attention méticuleuse aux nuances psychologiques des personnages, se dégustent comme des bonbons : « Elle connaissait mes goûts, mais n’en jouait jamais qu’avec la parcimonie jugée propice à leur entretien. » Des citations de Wilfred Owen ou de Keith Douglas, poètes traduits par Xavier Hanotte (et non, comme indiqué, par le narrateur) et une photo du père de l’auteur à son chevalet (eh non, ce n’est pas le père de l’inspecteur qui était peintre) tendent des fils de trame entre l’intrigue du roman et une discrète autofiction. Des situations que chacun de nous a pu connaître (le débarras de la maison paternelle, la rencontre entre une ex et l’élue du moment…) font appel à la complicité du lecteur. Bref, un vrai régal pour le lecteur qui ne cherche pas le divertissement d’une intrigue policière ou d’un réalisme petit-bourgeois. « Au cours de ma carrière, il m’était certes arrivé de frôler les marges d’une certaine logique », résume le narrateur. Oui, nous avons souvent l’impression de frôler avec délectation les marges du récit. Inutile de le résumer davantage : le lecteur cultivé aura assez vite compris la nature de la vengeance, laissons-lui le plaisir d’en découvrir les détails.
Jean-Claude Bologne, mars 2024
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