Onnuzel ou la volonté de réappropriation

On l’appelle l’onnuzel. C’est un petit gars de 8 ans. On dit de lui qu’il est simplet. D’où son nom qui, en bruxellois, signifie « empoté ». C’est vrai qu’il est maladroit, un peu étourdi, un peu ailleurs… et qu’il ne comprend pas grand-chose au monde qui l’entoure.

L’onnuzel vit avec sa mère et sa sœur dans le Molenbeek des années 60. Le père n’est pas là. Ils vivent et grandissent sans lui. La mère d’ailleurs s’évertue à les en tenir écartés. Jusqu’à les couper de son souvenir, dans une hantise toute maternelle qui veut les protéger d’un père dont on ne sait rien, si ce n’est qu’il est malsain, dit-elle. Dangereux ? La moindre allusion, en tout cas, est proscrite.

Une obsession quasi névrotique à laquelle répond comme en écho celle de l’onnuzel : « Où est mon père ? Pourquoi est-il parti ? » Et avec, pour toute réponse, un mutisme au mieux, un inflexible déni au pire. D’où un climat appesanti d’une omniprésente absence, et arc-bouté sur le chanfrein de la haine. Celle de la mère pour cet homme qui les a abandonnés, et qui ravive impitoyablement sa propre culpabilité vis-à-vis de ses parents qu’elle n’a pas voulu écouter autrefois…

Mais la haine n’offre qu’un équilibre précaire, un palliatif douloureux. Elle crée surtout un malaise et un mal-être qui ne conviennent pas à l’onnuzel. La haine, il ne la comprend d’ailleurs pas. Sa pureté d’enfant ne peut en démêler les fils. Surtout face à une mère dont l’âme, gercée par ses morsures, souffre, prisonnière des conventions bien pensantes et bien pesantes. Une mère dont l’amour pour ses enfants se trouve teinté de ses erreurs peccamineuses, des peurs et des non-dits qui en résultent, qui finissent par emplir tout le quotidien.

Non pas que l’onnuzel veuille se dresser contre elle, bien au contraire. Il tente tout, jusqu’aux mensonges les plus absurdes, pour lui être agréable, pour correspondre à ce qu’elle attend de lui. Et c’est bien là son problème : comment obtenir les réponses à ses questions sur son père sans trahir sa mère ?

Alors, il va chercher des bribes de réponses dans son imaginaire. Il leur donne forme à sa manière. Grâce à un regard de biais, tellement qu’il en devient poétique et doux. Mais ce regard, porté par un enfant, n’est-il pas plus sain, plus résilient que celui qu’imposent les adultes figés dans leurs sanctions irrémissibles et faussement sécurisantes? Et finalement, cette volonté de compréhension n’est-elle pas un signe d’intelligence ? Car seule cette folie douce, égarée dans l’univers des adultes, permet de sortir du piège tissé par cette incarcération mentale.

Mais inexorablement, l’onnuzel grandit. Bientôt, il s’affranchit. Trahison ? Las des silences, il finit par décrocher de ce milieu qui ne lui apprend rien, ne lui dit rien, ne signifie rien. Ce climat sans voix le laisse sans voie. Alors il part, transgresse l’interdit maternel et familial. Une audace qui aboutira à LA rencontre. Avec le père. Et ce ne sera pas la fin du monde promise. Ce sera la fin d’un monde isolé dans ses convenances et son postulat de déni. La réappropriation du père n’est-elle pas celle de lui-même ?

Avec « Onnuzel », Thierry Robberecht nous offre un récit merveilleusement attachant et émouvant. Mine de rien, grâce à une écriture dépouillée, il nous place à hauteur de vue d’un enfant, avec tous les horizons que cela présuppose. Et pourtant, avec sa plume juste et tendre, il aborde des questions graves et dépeint un climat difficile. Mais son onnuzel aborde ces choses sans jugement, sans conditions préalables ; dans une posture presque « christique » un peu à la manière du prince Mychkine, l’idiot de Dostoïevski. Et cela fonctionne ; le récit prend une dimension stupéfiante et désarmante qui confine à la poésie.

Au-delà de l’innocence et de sa pureté, cyniquement moquées par le surnom d’onnuzel ; au-delà de la poésie, « Onnuzel » offre une leçon de courage. Le propos est peut-être de nous présenter la soi-disant niaiserie comme seul prisme vers la lucidité. Et celle-ci passe par le courage. Le courage d’une transgression, indispensable et salvatrice. Et au final, c’est celui que l’on considérait comme idiot qui sera récompensé par la saveur de la réalité.

Baudouin Delaite

« Onnuzel », Thierry Robberecht, éditions Weyrich, collection Plumes du Coq, 132 pages.

« Onnuzel » de Thierry Robberecht, est disponible en librairie et sur notre e-shop au prix de 13 €.

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