Omer Marchal, écrivain d’Ardenne

La Porsche 944, après plusieurs embardées, s’est immobilisée contre la berme centrale de la E411. Sa tête a cogné dur contre la vitre, ou le volant, il ne sait plus au juste. Il sourit. Une nouvelle fois ses saints protecteurs ont agi avec la plus grande efficacité. Le gyrophare bleu des gendarmes de faction à cette heure tardive de la nuit – peut-être même est-ce déjà un peu le matin – inonde la campagne puis la forêt qui commence là-bas, puis la campagne, puis la forêt…

— Papiers d’identité ?

— J’ai oublié.

— Nom et prénom ?

— …

— Vous ne connaissez pas votre nom ? Vous avez consommé de l’alcool ?

— Qui je suis, j’ai oublié. Tout ce que je peux vous dire, c’est que je ne suis pas n’importe qui.

Le maréchal des logis, bon apôtre, prend note dans le procès-verbal. Le bolide qui vomit sur la chaussée l’eau verdie par le radiateur crevé est immatriculé au nom de Léopold Omer Marchal, né le 22 avril 1936 à Ochamps ; profession : journaliste, écrivain et éditeur. Ramené chez lui, il corrige : « Je suis né aux sources de la Lesse. » Ainsi débutent les légendes.

Quant il est mort brutalement, ce mercredi 6 novem­bre 1996, nous nous sommes souvenus de cette histoire, parmi d’autres. Les gens qui nous rendaient visite à la petite maison de Lesse, qu’il occupait depuis six mois environ, ne cessaient de répéter : « Soixante ans pour mourir, c’est jeune. » Pour peu, nous aurions eu un peu pitié d’eux. En nous, ce sentiment confus qui mêle deuil et fierté. Et je pris l’habitude de dire : notre père ? Il est mort à cent quatre-vingts ans.

Où qu’il fût dans le monde, il était toujours quelqu’un pour l’entendre dire : « Je suis Ardennais, je suis né aux sources de la Lesse. » On aurait pu dire : mais voilà bien un prétentieux. Nous qui le connaissions bien, nous savions ce qu’il fallait comprendre.

La rivière baignait presque les pieds de la petite maison en bord de route où le Baron Coppée logeait le fermier de la Ferme château de Maubeuge avec toute sa famille. C’est là qu’il vit le jour, le petit Omer, dans la maison de briques rouges où l’on naissait tellement qu’il fallait partager les chambres et les lits. Dernier-né des sept frères et deux sœurs qui l’avaient précédé, comme c’était la coutume, Omer changea le prénom de son parrain pour celui du roi Léopold. Célestine était très fière de ce titre, cette grande laborieuse souvent appelée au château pour réjouir de sa cuisine simple et vive les banquets de chasse du baron. C’était purement honorifique, sans doute, mais ce titre ne valait-il pas ceux de tous ces messieurs ?

Omer fut accueilli dans la grande classe de l’école du village où il reçut l’écriture. Entretemps, il avait fallu fuir une première fois à l’arrivée des Allemands qui n’avaient pas laissé de bons souvenirs. L’offensive Von Runsted marqua le second exode mais, cette fois, pour ne pas revenir.

Il laissa là son enfance et ses plus beaux souvenirs. Lui ouvrait grands les bras la campagne de Meux en Hesbaye, avec ses printemps que parfument les pommiers et les cerisiers.

Il entra dans le cœur de la plus jolie gamine du village, et qui serait notre mère. Autre rencontre autre miracle, le maître Quaresme alluma en lui l’amour des mots et des livres. N’eût été la Providence, il aurait marché dans les traces de ses frères, le dos courbé comme les Hébreux de l’Ancien Testament. Une photo de l’époque le montre à l’établi, sanglé dans sa salopette empesée comme une nappe d’autel. Sa main est hésitante sur le volant de la foreuse et son visage est fermé comme celui d’un mourant.

Au Collège Saint-Aubain de Namur, le frère Marcel-Emile a décelé dans ce long gamin gracile aux yeux immenses, une intelligence brillante et une disposition hors du commun pour les langues. Le tout jeune homme ne le sait pas encore distinctement, mais un autre brasier s’est allumé en lui… Il ne sera pas diplômé de l’École normale option langues germaniques. Son prof d’allemand a décidé de le convertir aux jeunesses communistes et tous les moyens sont bons. Omer ira où il l’entend, et surtout pas du côté de Moscou. Juste avant les examens de juin, il est de retour à la ferme de Mehaignoul.

Peut-être repéré sur le terrain du FC Meux où, avec ses frères Léon et Arthur, il sème un football de terreur, le voilà à Gembloux dans le bureau des Entreprises Mélotte. Avec la Remington et le téléphone, Omer négocie avec les États-Unis les commandes des charrues renommées. Dans le même temps, il s’offre en six mois, au Jury Central… la petite licence d’Afrique. Première vie.

Le Jour de l’An 1957, le lendemain de son mariage avec Paule, il embarque sur le Baudoinville ; direction Gibraltar, Lobito, Matadi et, enfin, Kigali.

En six mois, il a appris la langue chantante des seigneurs batutsi qu’il parle et lit couramment. Mission évangélique pour les Pères blancs, politique administrative, police et justice pour lui, il a en charge tout le Buganza Nord, un territoire immense. Il porte la tenue écrue réglementaire et des bas de laine claire sur des bottines de toile. La vie est paisible dans leur gîte de terre rouge. Mais déjà au loin grondent les tambours de l’Indépendance. Seconde vie.

Le menton d’Omer s’est couvert d’un élégant collier. Sa connaissance de l’Afrique le voit engagé à La Métropole Ensuite, c’est aux pages de Spécial, hebdomadaire bruxellois spécialiste de politique africaine et en particulier congolaise, qu’il prête sa plume alerte et colorée.

En 1966 paraît La mort des autres, un recueil de nouvelles où sourdent son indéniable filiation d’avec Hemingway et l’amour du paradis africain, pour jamais perdu.

Puis c’est l’épisode de sa rencontre avec le jeune colonel Mobutu, bientôt second chef de la République Démocratique du Congo, sous le regard empressé de l’Occident. Il crée la première chaîne de télévision, une société de cinéma et le premier hebdomadaire en couleurs financé avec de la publicité, ce qui était à la pointe de la presse, même occidentale. Mais les monarques ont vite enterré ceux qu’ils ont encensés ; c’est le retour d’Afrique. En Provence, paissent les troupeaux des derniers chevriers. Dans la garrigue baignée de lumière, il établit un petit hôtel de charme qui unit la table à la littérature.

À Roussillon naît Baptiste et le sanglier, récompensé par le prix Georges Garnir ; un peu plus tard au Mont Serein, Afrique, afrique que, à la demande de Fayard, il a écrit et réécrit, et qu’en fin de compte peu de gens auront compris.

Mais l’Ardenne lui manque et aussi sa maison, construite sur la colline de Figeohay, sur la terre qu’ont essartée nos ancêtres depuis, au moins, le 9e siècle.

Il reprend les rênes des Éditions Didier Hatier avant d’élever sur le baptistère son rêve ultime : les éditions Omer Marchal, sous le signe de l’élégance et d’une douce rusticité, de la plume et du sanglier. Entretemps, il aura vendu la maison de Villance, dans la souffrance des grands abandons ; que meure l’une pour que vive l’autre… Car l’homme ne vit pas seulement de pain ; encore lui faut-il pour nourrir son cœur et son âme la présence des livres. Troisième vie.

Un homme ordinaire, notre père qui, sur les bords de l’Ogooué, couvrit pour le monde entier la mort ­d’Albert Schweitzer, prix Nobel de la paix 1952, qui serra, sur la Grande Muraille, la main de Chou En Laï, maître de la Chine après le Grand Timonier, qui seul connut le lieu où fut enterré comme un chien Haïlé Sélassié, le dernier Négus d’Éthiopie ?

Et qui n’a pas, sur sa terre tant aimée le plus petit sentier à son nom pour dire quel écrivain d’Ardenne et quel homme il fut.

 

Ignace Marchal

Au pays de mon père

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