L’étendard de la liberté

Des années septante à nos jours, ces quatorze nouvelles mettent en lumière des instants de vie très différents les uns des autres. Certaines sont irriguées d’un penchant politique, d’autres exposent des parcours beaucoup plus personnels. Mais toutes témoignent d’un certain idéal libertaire, avec le vagabondage et l’insoumission pour seules armes. De longueur variable et ponctuées d’humour, les nouvelles nous emportent aux quatre coins de la Belgique et du monde : l’Ardenne belge, Paliseul, l’Entre-Sambre-et-Meuse, mais aussi l’Espagne, l’Écosse, le Congo, le Chili…

Daniel tente de sauver, d’une injuste saisie judiciaire, une gravure de Félicien Rops. Un homme repense toujours à ce corps mou sur lequel il a un jour marché dans la Meuse. Un jeune garçon de dix-huit ans voyage dans l’Espagne franquiste. Un autre homme tente d’apporter un pneu de moto à un ami parti vivre au fin fond du Zaïre. Lambert, quant à lui, aime poser son regard sur un vieil arbre remarquable qui trône derrière sa petite maison sur la crête. Un cerisier « réservé à la rêverie et aux utopies enfantines », ainsi qu’aux vaches qui y paissent en toute tranquillité. Un kinésithérapeute est rongé par son licenciement et son voyage à Madrid n’y change rien. Hélène prépare le dîner d’adoration – des têtes de veau – pour l’abbé Dieudonné et tous ses comparses. André et Danièle se rendent dans une abbaye pour suivre une formation en couple qui pourra les aider à retrouver le chemin de la communication positive. On plonge également dans le passé de Pablo Neruda, à travers l’épopée d’un vieux cheval en tissu tout rapiécé, qu’il a sauvé de la casse. Victor ne dort plus depuis qu’un de ses élèves s’est suicidé. Frédéric, enfin, raconte une passion amoureuse qu’il a vécu avec un jeune punk, lors d’un voyage en Écosse.

Dans quelques nouvelles plus courtes, Alain Dantinne s’exerce à quelques fulgurances littéraires et dévoile tout son talent d’écrivain. Nous vous laissons en juger :

J’ai reconnu cette fébrilité crépusculaire quand je me suis retrouvé devant l’Incendie de Sodome, le petit tableau d’Henri Bles. L’artiste n’a pas représenté une ville en feu, il a peint l’incendie. Les flammes se propagent sur les berges du fleuve. Entre elles, un ponton, diaphane, relie d’inséparables peurs. À l’avant-plan, quelques maisons tournent le dos au châtiment, posées maladroitement sur l’eau, paisibles, innocentes. Derrière ce village improbable, d’étranges roches grises, cosmiques, trouées comme pour laisser passer un saint, un Christ, un troupeau. 

La description en devient aussi belle que l’œuvre elle-même. Félicien Rops, Henri Bles, Pablo Neruda, Jean-Luc Godard, Léo Ferré, Keith Haring, Gustave Flaubert ou encore Walt Whitman… les références artistiques abondent. Poète et romancier, jadis professeur de lettres et de philosophie, Alain Dantinne est attaché à l’art et aux beaux mots.

Je veux descendre de la feutrine de mon verbe, me détacher de ces mots désuets et me jeter du haut de la falaise, dans le vent des prochaines défaites, ressentir la force d’un rachis millénaire. 

On se délecte tout autant du côté pittoresque, rural de certaines nouvelles que du contenu plus politique d’autres. On sent l’amour de l’auteur pour les voyages, la littérature et l’art pictural. Une gravure satanique, recueil publié aux éditions Weyrich, regorge d’exquises descriptions et est écrit dans une langue soutenue et chatoyante.

Longtemps, Fred ressentit les pulsions d’un corps apprivoisé, la douceur d’une peau aimée. Il savait ce qu’éprouvait Ralph chaque soir dans ses draps de rêves et d’angoisse. Ce n’était pas de la tristesse ou cette tristesse était délicieuse. Ne trichaient-ils pas avec le temps ? Tout ceci ne devait en être qu’une faille. Mais ne cherchaient-ils pas tous deux, dans la nuit sombre de l’amour, la persistance d’une faible clarté boréale ? 

Un article signée Émilie Gäbele pour Le Carnet et les Instants.

« La gravure satanique » de Alain Dantinne est disponible en librairie et sur notre e-shop :

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