Le retour de Barthélemy Dussert et de son monde : coup de coeur du Carnet pour Xavier Hanotte
Depuis Le couteau de Jenufa (2008), Xavier Hanotte avait délaissé les personnages de ses premiers romans, tout comme il avait abandonné les récits à trame policière, sans être pour autant des romans policiers. On assiste dans Un parfum de braise au retour de Barthélemy Dussert et de son monde. La constellation des personnages a subi les conséquences de la réorganisation des polices qu’a connue la Belgique et certains sont partis ailleurs. Par contre, des protagonistes des premiers romans reviennent ; mais le temps a fait son œuvre. (Notons cependant qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu les romans antérieurs pour apprécier parfaitement Un parfum de braise.)
La relation amoureuse naissante entre Barthélemy et sa collègue Trientje se poursuit et s’approfondit, toujours tout en nuances et avec délicatesse.
L’évocation de la vie personnelle de Dussert n’est plus consacrée à ses déboires amoureux mais se centre ici sur un aspect de la vie familiale avec ses parents, un tableau peint par son père. Tableau qui n’a aucun lien factuel avec l’intrigue professionnelle, mais en représente un contrepoint symbolique.
Du point de vue policier, le prétexte semble bénin. Ruggero Donato, truand que l’inspecteur a contribué à arrêter, revient consulter de son plein gré le policier. Il lui montre de bizarres blessures et accuse le peintre Pintens d’en être responsable. Dussert va tenter de comprendre et de persuader le peintre de cesser ses non encore prouvées persécutions à l’égard de Donato. Le mystère cependant s’épaissit et une interprétation frôlant « les marges d’une certaine logique » s’insinue. Car, on s’en doute, chez Xavier Hanotte le réalisme magique est toujours présent. Ici, il ne s’agit pas de raccourci temporel comme dans les autres manifestations de l’irrationnel. Le phénomène est d’une autre nature et l’interprétation reste ouverte.
Xavier Hanotte propose une double approche de l’étrangeté. Barthélemy, un narrateur qui exprime ses interrogations et ses doutes, manifeste sa perplexité devant un certain nombre de coïncidences, de faits du hasard ou de rappels surprenants du passé, qu’il prend pour autant de signes de quelque chose d’autre. Mais l’aspect le plus marqué de l’étrangeté n’est pas de cet ordre de la coïncidence et Dussert, sauf à la fin, passe à côté des signes qui lui permettraient de comprendre. L’expression de l’étrange n’est pas de l’ordre de la sensation. C’est une réflexion plus intellectuelle qui, même si elle fait appel à des éléments irrationnels, lui permet de résoudre la situation. En fait, le seul raccourci temporel est celui qu’il éprouve en apercevant Aline Duruffle dont il a été amoureux. Mais il n’a d’autre conséquence que le rappel ému du passé.
Pour signifier la vraie part d’étrange, l’auteur joue plutôt sur les annonces, ces phrases ou ces éléments apparemment anodins qui doivent être pris au pied de la lettre et qui plus sûrement que les coïncidences dessinent les contours du mystère. Ainsi, après le départ de Donato, Dussert se penchant à la fenêtre perçoit dans l’air un « parfum de braise ». Plus significative encore est la rencontre avec le peintre. Celui-ci copie de mémoire un tableau, avec une belle maîtrise. Mais il prétend n’avoir pas la mémoire des noms et affuble donc Donato d’un prénom qui n’est pas le sien, mais qui désigne le moyen de ses possibles représailles et ce qui sera la clé du mystère. Cette conversation est truffée d’allusions codées de Pintens que Dussert ne comprend pas. Rétrospectivement, le lecteur voit que le peintre a dit la vérité et que ses propos doivent être réinterprétés. La réflexion de l’artiste sur la puissance de l’art et sur l’importance de la douleur sont ainsi prémonitoires de ce qui sera compris ultérieurement. D’autant plus lorsque Pintens affirme plus tard qu’il va « traverser la toile du tableau ». Dussert qui, à ce moment, ne maîtrise pas le double sens est face à deux interprétations possibles : soit il « gard[e] les yeux en face des trous », soit il prend en compte « les circonstances mal définies [qui] entouraient cette histoire ».
Sphère privée et sphère professionnelle s’interpénètrent étroitement par le biais de la peinture. Pintens, s’il est un restaurateur habile de tableaux abîmés, devient aussi un faussaire. Mais comme le dit l’experte en restauration qu’est Aline Duruffle, la frontière peut être ténue entre la restauration et la copie, entre le vrai et le faux, entre la recréation et le plagiat. Question d’autant plus brûlante pour Dussert qu’il est confronté à cette même interrogation par rapport à son père : celui-ci a fait une copie de Saint Martin partageant son manteau de Van Dyck, sans jamais avoir vu l’original. Comment faire la part de la copie et de la recréation ?
Subtilement, les liens se tissent entre les deux « copieurs ». Dussert découvre l’original de Van Dyck dans une église et s’arrête sur un détail qui semble être une maladresse de son père. Quittant cette église, il se rend dans une autre (« d’une église à l’autre ») où une altération, identique mais volontaire, du tableau restauré dévoile ce qui pourrait expliquer la situation étrange. De copiste à faussaire, la frontière est floue, peut-être s’agit-il juste d’une question d’intention. Et, par ailleurs, qu’en est-il de la trace de rouge à lèvres qu’une restauratrice d’œuvres d’art fait sur la joue de son ancien amoureux et qu’il faut effacer ?
La vision de l’original du tableau de Van Dyck est aussi l’occasion pour le narrateur d’une réflexion sur ses relations avec son père et sur les sentiments que lui inspire la vision d’un tableau. « Pourquoi n’étais-je venu ici que maintenant ? À présent que mon père avait disparu, il me semblait renouer avec lui à travers l’absence, par le truchement d’une œuvre dont lui-même n’avait pu s’approcher autrement qu’en tâchant de la recréer ».
Dans les romans antérieurs, l’inspecteur anglophile partait sur les traces du poète Wilfred Owen. Maintenant il traduit un autre poète anglais, Keith Douglas, au destin fort proche de celui d’Owen. Douglas est mort au combat quelques jours après le débarquement de Normandie en 1944. Des liens se tissent, là sans aucune part faite au réalisme magique, entre passé et présent par le biais de la poésie. Régulièrement des vers de Douglas viennent ponctuer des impressions vécues par Dussert : « Avec son habituel sens de l’à-propos, Keith Douglas en profita pour me souffler un commentaire d’ambiance ». C’est que « la poésie s’invite partout, jusque dans les ruines ». Cette ponctuation du présent par la poésie du passé contribue aussi à installer une atmosphère d’étrangeté.
La narration procède lentement, s’attache à donner des détails —obligeant le lecteur à faire attention à ceux qui seront plus tard significatifs —, à créer une atmosphère. Des ellipses laissent des blancs et le récit s’accélère, d’autant plus perceptible que le roman est bref. Il y a encore des formules bien exprimées. Le ton, assumé par le narrateur Dussert, personnage qui doute, est exempt de cynisme et de discrédits à propos des autres, même si l’humour reste très présent.
Le romancier donne des clés de son roman à partir de la peinture. Un tableau fait « la part belle à un étonnant jeu de perspective » ; de même, le peintre « avait placé ces protagonistes essentiels au point de fuite exact de sa perspective, faisant d’eux le centre désaxé du tableau ». C’est bien ainsi qu’il faut lire le roman.
Gageons également que Keith Douglas jouera un rôle central dans les futurs romans de Xavier Hanotte.
Un article signé Joseph Duhamel pour Le Carnet et les Instants
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