Le chant de la Terre
Terre mon corps est le dixième roman en presque trente ans de la trop discrète Michelle Fourez. Comme ses précédents livres, il est traversé par une question simple, complexe et essentielle : Comment fait-on pour vivre ? Car, même si l’homme est un loup pour l’homme, un con-casseur pour la Terre,
il faut vivre, oui !
Continuer de goûter la beauté du monde.
Chercher sa grâce.
Chanter la gratitude.
Cette question est, à chaque texte, explorée à travers de personnages féminins originaux, forts et fragiles à la fois. Dans celui-ci encore. Éléonore pourrait être une des représentantes parfaites de la femme moderne iconique vendue par les magazines ou les romans à l’eau de rose (par son écriture, Michelle Fourez transforme les clichés en ferments poétiques et sensoriels) : workaholic, elle travaille dans une entreprise pharmaceutique, a du pouvoir, de l’argent, voyage de par le monde, loge dans les grands hôtels, s’achète des vêtements griffés et des plaisirs faciles.
Un jour, cette existence lui implose au corps et à la tête et le vide se répand partout. Elle démissionne. Elle qui avait baroudé sac au dos avant de s’enfermer dans cette vie en classe affaires s’installe en Espagne dans un village d’Andalousie où elle devient la Extranjera, l’Étrangère, aux autres, à elle-même. Elle tente de lâcher prise, parfois se raccroche à son ancienne vie superficielle, se laisse guider par les circonstances et s’ouvre à un avenir plus en accord avec elle-même, loin des regards scrutateurs, cyniques et normalisateurs. Les rencontres – en particulier avec François, belge comme elle, devenu fermier après une carrière d’avocat, sa femme Jane, ancienne chanteuse lyrique à la gorge désormais nouée et leurs deux enfants –, les incidents/accidents, l’écoute de sa voix intérieure l’emmènent là où elle ne s’y attendait pas, à conclure une paix avec son enfance.
Avec son prénom chic dans un monde pauvre, elle a grandi dans une ferme où elle était si heureuse, au pied des saules, au fond de la prairie, où son père est mort (a été tué) de l’épandage de pesticides nocifs, où sa mère lui avait imaginé un destin différent du sien. La grande force d’Éléonore est, sans doute, de parvenir à s’abandonner, à se déprendre d’elle-même. Comme la mendiante dans l’œuvre de Marguerite Duras, elle cherche des indications pour se perdre. Et les trouve. Se retrouve. En paix avec elle-même, tant que faire se peut (en a-t-on jamais fini des perturbations existentielles?). Alors qu’elle vivait dans un monde artificiel, marchand, un monde prédateur, destructeur, aux mains et aux comptes en banque de quelques-uns, qui rejette le non-semblable, l’étranger, assassine les exilés en les laissant se noyer dans la mer ou en les étouffant dans les avions (Michelle Fourez se souvient de Semira Adamu) et d’autres choses terribles encore, elle va remettre les mains dans la terre, comme lorsqu’elle était enfant, ouvrir ses sens à l’environnement, accueillir l’autre et se laisser recevoir par lui (ce qui est loin d’être simple). Découvrir la Terre, notre planète qu’elle parcourait sans la voir, l’écouter. Et elle en a à dire, la Terre.
Aussi, dans le dernier chapitre, Michelle Fourez lui laisse la parole. Poétiquement et politiquement, elle nous offre ses conseils pour sa préservation, elle, notre source de vie. Et malgré tous les saccages qu’elle subit – et l’être humain avec elle (Ce n’est pas moi qui meurs, c’est vous à ma surface), elle nous engage à garder foi en la vie.
Michel Zumkir
Sources : https://le-carnet-et-les-instants.net/2021/06/16/fourez–terre-mon-corps/
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