L’abbaye d’Orval est un lieu exceptionnel dont la force stimule l’inspiration
Maurice Carême séjourne pour la première fois à l’abbaye cistercienne d’Orval à la Pentecôte 1954. Durant dix-sept années, le poète fréquente l’abbaye, et lie avec plusieurs moines une relation durable, reprise chaque été, soutenue même parfois par des échanges épistolaires. Inspiré par ses longues promenades en Gaume, par ses méditations et ses lectures, dans le silence recueilli du monastère, il rédige, pour lui comme pour ses frères humains, le recueil, Heure de grâce, témoignage généreux d’un cheminement difficile vers l’Innommé.
Danièle Henky, chercheuse en littérature, a réalisé un vrai travail de recherche sur les séjours et les pérégrinations de Maurice Carême à Orval. Dans son Voyageur incertain, elle révèle un poète tourmenté, mais aussi un écrivain profond, capable par la puissance de son verbe et la musicalité de ses vers de questionner le sens de la vie.
Votre passion pour la recherche et votre intérêt pour l’abbaye d’Orval vous ont poussée à explorer le cheminement du poète belge Maurice Carême et une part de son aventure existentielle et spirituelle. Comment se sont organisés vos travaux ?
Danièle Henky : Les frères de l’abbaye d’Orval, connaissant mon goût pour la littérature et mes travaux de recherches dans ce domaine, m’ont donné accès à leur bibliothèque qui est d’une grande richesse aussi bien sur le plan de la spiritualité que sur celui de la littérature et de la philosophie. Dans la section « littérature », je me suis rendu compte qu’ils possédaient pratiquement toute l’œuvre de Maurice Carême et que les ouvrages du poète étaient largement dédicacés aux moines. J’ai donc commencé mon enquête auprès des Pères qui l’avaient rencontré et j’ai appris que le poète avait fait plusieurs séjours à l’abbaye dès les années cinquante. J’ai eu accès ensuite, par l’entremise de Frère Gaetano, alors en charge de la bibliothèque, et de Frère Bernard-Joseph, passionné de poésie, à de nombreux documents qui ont facilité ma recherche. Cela m’a permis de découvrir que Maurice Carême avait publié un recueil entier écrit à l’abbaye d’Orval, Heure de grâce. Enfin, par l’intermédiaire de Frère Xavier, j’ai eu accès à un ensemble de photographies qui relataient la vie de l’abbaye dans les années 1950 et 1960. Il ne restait plus qu’à se mettre au travail pour analyser et organiser l’ensemble des documents recueillis, ce que j’ai fait lors de plusieurs séjours à l’abbaye.
Dans votre livre, vous évoquez longuement les tourments du poète et ses labyrinthes intérieurs. Ils sont le matériau dont il tirera ses poèmes. Vous dites que ce chemin de réflexion rejoint la quête qui nous amène tous, à un moment ou un autre de notre vie, à nous revisiter notre enfance. Pourquoi ?
Maurice Carême a montré par son œuvre à quel point le monde de l’enfance lui était cher. Il apparaît dans ses poèmes, et le succès qu’il a eu auprès du public jeune le prouve, comme un de ces maîtres d’école buissonnière que les enfants ont plaisir à suivre sur cette « petite voie » de l’enfance forcément traversière… Il sait faire « passer » ses lectrices et ses lecteurs dans un « autre monde », expression d’une recherche romantique des origines. Il semble avoir été un enfant heureux appréciant les joies simples de la vie et de la nature auprès de ses parents. Il a constamment essayé de retrouver ce Paradis perdu. Et cela s’est manifesté particulièrement lors du décès de sa mère qui a ouvert une crise existentielle chez le poète. On en a souvent fait un chantre du bonheur. Certains critiques ont parlé de sa poésie en insistant sur les joies naïves qu’elle exprimait. Pourtant, notamment lors cette période de deuil, sa quête du Paradis perdu s’est avérée difficile et même douloureuse se transformant en une vraie quête spirituelle.
Selon vous, qu’est-ce qui a conduit Maurice Carême jusqu’à l’abbaye d’Orval ?
Il l’a dit lui-même, conscient de la fuite du temps, s’interrogeant sans relâche sur son destin du poète, il a eu besoin de faire une pause, une retraite. Depuis le décès de sa mère, la mort a fait irruption dans ses textes. Elle y creuse son trou, y sème la douleur et l’angoisse. Avec le désespoir est venu le questionnement existentiel et remontent à la surface les inquiétudes métaphysiques. En tous lieux, le poète pressent une présence toute-puissante et s’efforce en vain de la découvrir en lui-même. Dans le dernier texte du recueil : La Voix du silence, l’écrivain s’adresse à Dieu dans une émouvante prière d’agnostique qui dit à la fois sa confiance en la justice et la bonté divines, sa connaissance du message des Évangiles auxquels il emprunte des images, et ses doutes sur l’existence même de la Providence. A l’abbaye, il va essayer de trouver des réponses à ses inquiétudes.
Maurice Carême est-il en séjour à l’abbaye d’Orval parce qu’il cherche Dieu et souhaite s’adresser à Lui ?
Maurice n’est pas un catholique pratiquant. Sa mère était pieuse mais lui-même, s’il regardait passer la procession, n’était pas pour autant assidu aux offices. Le poète a loué la beauté de la Création dans ses poèmes mais n’a pas montré un goût particulier pour la spiritualité. D’ailleurs les moines qui l’ont accueilli à l’époque n’ont pas été prosélytes avec lui. Ils l’ont laissé vivre sa vie, son temps de repos et de ressourcement. Il était surtout proche des frères férus de littérature comme Frère Marc ou de philosophie comme Père Adelin. Mais cela ne l’empêchait pas de questionner longuement les frères sur leur vie, sur leur rapport à Dieu. Il assistait aux complies et s’est dit très touché par cet office qui se termine par le Magnificat. Il finira par s’adresser à Dieu dans le recueil Heure de grâce qui est, à mon sens, l’un des plus beaux qu’il ait écrit en raison de la profondeur et de l’authenticité de son chant humain.
Les années cinquante sont pour le poète une période difficile de remise en cause de tout son art. Il écrit de nombreux poèmes qu’il appelle « de démolition ». Le poète se sent « sec », écrivez-vous. Qu’est-ce qui explique cette période en creux ?
Le deuil de sa mère, mais aussi une vie personnelle tourmentée perturbent l’existence paisible du poète. Il se sent vieillir et craint parfois de perdre son inspiration. Il se questionne beaucoup sur l’existence. Lui qui connaît le succès se pose des questions sur son œuvre. A-t-il vraiment fait tout ce qu’il voulait faire ? Le ton des productions qui suivent cette période change et il est dommage qu’on connaisse moins ces recueils, et que souvent on le réduise à n’être qu’un poète pour enfants.
Qu’est-ce que le poète nous laisse de ses séjours en Gaume, à Orval plus particulièrement ?
Un certain nombre de recueils ont été écrits à Orval, ou grâce à l’influence du monastère : Mère, Les Voix du silence, Brabant, Heure de grâce, Dans la main de Dieu… et bien d’autres encore qui témoignent de sa recherche sincère de la paix et d’une forme de spiritualité intimement mêlée à l’écriture poétique. Il a su aussi, dans ses recueils, rendre hommage aux moines, à leur vie tournée vers la quête si exigeante de Dieu. Il a peint la Gaume, la douceur et la beauté des paysages où il s’est longuement promené. Il a été sensible aux moindres passants, ouvert à toutes les rencontres comme celle du facteur dont il fait un portrait à la fois plein d’humour et émouvant. On perçoit qu’il a vécu à Orval des moments d’une rare plénitude.
Et pour vous, Danièle Henky, qui êtes écrivain et chercheuse, habituée des retraites à l’abbaye d’Orval, qu’est-ce que cette exploration des pérégrinations de Maurice Carême vous a apporté ?
Je considère que j’ai eu beaucoup de chance de croiser l’esprit de ce grand poète à l’abbaye, de le suivre dans ses chemins, sentiers forestiers et voies intérieures. Je suis reconnaissante aux frères de la Communauté de m’avoir accordé leur confiance pour ce voyage intime. Cette recherche a, en outre, rencontré, en bien des points, mes propres questionnements en littérature et en spiritualité. J’ai découvert aussi que Maurice Carême n’était pas qu’un poète pour enfants, mais un écrivain profond, capable par la puissance de son verbe et la musicalité de ses vers de questionner le sens de la vie. C’est inestimable lorsque l’on est soi-même en pleine réflexion sur le sujet ! Enfin, comme le poète, mais plus modestement, j’ai pu véritablement, par l’intermédiaire de l’ouvrage que j’ai écrit, prendre la mesure de ce lieu exceptionnel qu’est l’abbaye d’Orval dont la force stimule indéniablement l’inspiration en ouvrant le cœur et l’esprit.
Propos recueillis par Olivier Weyrich
« Le voyageur incertain » de Danièle Henky est disponible en librairie et sur notre e-shop :