La Traversée : l’aventure continue

Distinguée il y a peu par le prix Joseph Hanse1, « La Traversée » a vu le jour en 2012. La collection éditée chez Weyrich compte aujourd’hui vingt-sept titres. Jean-Marc Ceci ferme provisoirement la marche, avec L’Herbe dorée, un roman paru en décembre 2020. Avant lui, autant d’autrices que d’auteurs se sont succédé, et ce bel élan ne semble pas près de s’arrêter puisque paraitront sous peu deux romans signés respectivement par Xavier Deutsch et Claude Raucy, partenaires de la première heure2 de cette collection unique dans le paysage du livre francophone.

À quoi tiennent cette longévité et ce succès ?

D’abord, la collection comble un vide. Initié par l’asbl Lire et Écrire Luxembourg et soutenu par Olivier Weyrich, ce projet n’a pas d’équivalent dans l’édition francophone. Avant « La Traversée », si l’on excepte quelques ouvrages destinés aux apprenants étrangers, il n’existait pas de romans destinés aux adultes éloignés de la lecture.

Le constat est revenu souvent au sein des groupes animés par les formateurs de Lire et Écrire : les participants en ont assez qu’on leur soumette des textes infantilisants. Pour que des adultes aient envie de lire, il leur faut des histoires qui rejoignent leurs préoccupations et qui leur apportent du plaisir. C’est donc sur cette demande d’adultes en formation d’alphabétisation qu’est née la volonté de proposer des textes de qualité écrits par des auteurs reconnus, des romans courts destinés à la lecture plaisir des adultes3 avant d’être des outils pédagogiques.

Ces textes sont issus d’un partenariat unique en son genre. La démarche a été mise en place et rodée avec les tout premiers écrivains qui se sont associés au projet et qui ne se doutaient pas du travail qui les attendait. Cette approche innovante intéresse aujourd’hui de nombreuses associations à l’étranger et elle sera accessible sous peu sous la forme d’un guide méthodologique.

« Chaque livre fait l’objet, en amont, d’un travail sur la langue réalisé en dialogue avec le public apprenant ». Ce processus participatif que Rita Stilmant, directrice de l’asbl Lire et Écrire Luxembourg, et Nathalie Husquin, chargée de projet pour « La Traversée » au sein de l’asbl, désignent comme une co-construction est vraiment unique. Le prix de l’Innovation sociale soulignait déjà en 2015 le caractère inédit de ce partenariat entre auteurs-experts et apprenants de la langue française.Nathalie Husquin va plus loin : « Deux formes d’expertises se conjuguent ici. L’expert en littérature prête sa plume à d’apprentis-lecteurs. Mais ces derniers sont aussi à leur manière des experts puisqu’ils sont les plus à même d’identifier les difficultés que rencontreront les lecteurs débutants. Chacun amène sa touche dans ce processus d’écriture et cette rencontre permet de faire émerger une littérature spécifique. L’écrivain n’a pas à se parjurer en renonçant à son style : il doit juste adapter son texte de manière à lever un maximum de freins à la lecture ». La sécurité est capitale pour encourager l’apprentissage, d’où les balises proposées aux auteurs qui privilégieront le présent, les mots simples, les phrases courtes et ne craindront pas les répétitions. Les mots plus rares peuvent être utilisés, à condition que l’explication apparaisse dans le texte.

Les lecteurs et lectrices partenaires de ce projet sont motivés par ces livres à leur portée : « J’ai toujours envie d’aller plus loin, je veux arriver au bout de l’histoire. Les livres de “La Traversée” sont les premiers que je lis en entier ! »4 Surtout, il y a la fierté qui accompagne la lecture d’un premier roman : « Lorsque je lis un livre, je me sens quelqu’un ». Les échanges stimulent l’envie de lire : « Quand j’entends les autres parler de leurs livres préférés, j’aime tellement comment ils en parlent que j’ai envie à mon tour de les lire ». Mais ces discussions nourrissent aussi le sentiment d’intégration : « J’apprécie les moments où nous découvrons un manuscrit d’un futur roman de “La Traversée”. Il se passe toujours quelque chose dans le groupe et cela nous fait de chouettes souvenirs ».

Les échanges portent sur l’histoire racontée et les expériences vécues par les personnages. Dans le groupe qui a accompagné l’écriture du roman de Patricia Hespel5, quelques participantes inscrites depuis peu auprès de l’Office des étrangers critiquaient le choix du protagoniste de rester dans la clandestinité. Ceux qui le souhaitaient ont pu partager leurs propres expériences. Évidemment, ces mots qui s’échangent entre pairs ont autant de prix que les mots du texte ! Et puis, il y a la confiance éprouvée lorsque l’on s’autorise à exprimer son opinion à propos d’un texte, ce qui ne va pas de soi. La proximité des auteurs et leur humilité contribuent heureusement à cette désacralisation des livres.

Une fois le travail d’édition achevé, des événements organisés autour de la sortie des nouveaux romans réunissent formateurs, apprenants, auteurs et partenaires socio-culturels un peu partout en Wallonie et à Bruxelles. De plus en plus de libraires mettent en avant cette collection : Pierre Bodson, partenaire de la première heure, a par exemple dédié un espace à « La Traversée » dans sa librairie Le Temps de lire à Libramont. Quand on n’a jamais poussé la porte d’une librairie, ce n’est pas rien de savoir que l’on y sera bien accueilli.

Enfin, les auteurs qui se sont engagés dans ce processus participatif au long cours rechignent rarement à rencontrer leurs lecteurs en bibliothèque ou à l’école.
Plus que d’autres livres certainement, les romans de « La Traversée » permettent de vivre une expérience qui n’est pas seulement intime mais collective.

Ces dix années d’existence augurent de belles promesses et les projets ne manquent pas. Des contacts ont été noués avec plusieurs associations en France, au Québec, en Suisse afin de faire connaître la collection et de diffuser cette expérience unique en faveur de l’accès aux livres pour tous. Quelques apprenants particulièrement motivés et impliqués depuis longtemps dans « La Traversée » souhaitent développer des projets à l’attention des écoles spécialisées : pour eux qui sont devenus lecteurs sur le tard, il n’est plus concevable de quitter l’enseignement sans avoir jamais eu l’occasion de lire un roman, faute de titres adaptés. Enfin, d’autres publics pourraient être intéressés par ces « romans courts, rédigés dans une écriture fluide et belle »6 : dans les hôpitaux, dans les maisons de repos ou de convalescence… L’aventure de « La Traversée » est loin d’être achevée et c’est tant mieux, pour le bonheur du plus grand nombre !

Jean-Marc Ceci : « On a des lecteurs avant d’avoir terminé le roman »

L’Herbe dorée de Jean-Marc Ceci est le dernier ouvrage paru dans cette belle aventure de « La Traversée », qui compte vingt-sept titres à ce jour. L’auteur de Monsieur Origami est revenu avec nous sur l’écriture de son nouveau roman et le processus participatif propre à la collection.

Jean-Marc Ceci, L’Herbe dorée se lit comme un conte pour adultes. Comment êtes-vous parvenu à garder cette fraicheur malgré les contraintes imposées, que ce soit pour la langue ou la manière d’agencer le récit ?

Dans mon récit, il se passe quelque chose à la fin de la forêt, à la lisière. C’est un mot de la langue française que j’adore : je voulais qu’il soit dans mon roman et j’ai passé du temps pour que les gens comprennent ce que ça voulait dire. Donc, Zara parle à Oumar : « Celui qui veut voir le ciel doit marcher et sortir de la forêt. La fin de la forêt porte un nom. Cela s’appelle la lisière. Après, ce sont les prairies. Quand tu verras la prairie derrière les arbres, arrête-toi. Arrête-toi au dernier arbre. Cet arbre-là est à la lisière. Souviens-toi bien de ce mot : lisière. » Et Oumar répète ces mots… C’est la technique que j’ai utilisée pour faire passer ce mot compliqué, maquiller la définition en dialogue.

Ma manière d’écrire est spontanée. J’ai enfreint la règle de la linéarité, en considérant que le lecteur, même s’il ne lit pas facilement le français, est adulte et intelligent. Nous faisons tous des projections vers l’avenir, nous avons une mémoire et des souvenirs. J’ai donc supposé que les gens s’accrocheraient non pas à la lecture, mais à leur propre humanité. J’ai enfreint la règle en faisant confiance à la personne qu’est le lecteur. Je sais que certains avaient du mal avec cette rétroactivité, mais ils ne m’ont jamais demandé de trouver une autre solution. Dans le manuscrit, j’ai proposé d’aller à la ligne et de prévoir une marge plus grande, en m’inspirant de Désert, de J.M.G. Le Clézio, un roman que j’aime beaucoup. Finalement, on a ajouté un pictogramme en plus de la marge pour signaler que ce sont des souvenirs.

Une de mes lectrices faisait remarquer que dans sa culture, Zara est un prénom féminin qui désigne aussi une fleur. Dans ma tête, le roman était achevé et le vieux du village se nommait Zara. Pour répondre à cette lectrice sans changer le nom de mon personnage, j’ai ajouté quelques lignes : « D’après les anciens, Zara est un prénom de femme qui veut dire “Fleur”. D’ailleurs une femme du village voisin s’appelle Zara. Il ne le savait pas. Quand on le lui a dit, il a pensé changer de prénom. Mais aujourd’hui, il aime son prénom. Il porte un prénom de femme, et il aime ça. »

Les lecteurs et lectrices qui nous adressent leurs retours sont aussi de précieux relecteurs. S’ils n’avaient pas été là, on n’aurait pas compris que mon personnage, alors qu’il a une machette, ne l’utilise pas lorsqu’il est menacé. Je m’en suis donc sorti en ajoutant que cette arme destinée à son fils ne devait pas être salie par le sang.

Est-ce une épreuve de partager ainsi son texte ?

Jamais ! La seule épreuve est intime en ce qui me concerne. Pour moi, cette difficulté est inhérente à l’acte d’écrire : je dois percer la membrane, passer de l’idée aux mots. Sinon, il ne me reste que des impressions très fortes et positives de ces moments de partage.

J’ai notamment été invité à présenter mon livre à des femmes incarcérées à Lantin. Pour elles, j’étais l’auteur de L’Herbe dorée, elles ne savaient pas que j’avais écrit un autre roman (Monsieur Origami, Gallimard, 2016, ndlr). J’ai visité la bibliothèque de la prison, nous avons discuté autour d’un café et mangé des mignonettes – c’était une légèreté apparente, parce que derrière tout cela, il y avait la prison, mais on a oublié un peu le contexte, comme si nous avions décidé de nous réunir au café plutôt que chez moi dans mon salon. Pendant ce moment-là, les barrières avaient disparu. Avant que la réunion ne commence, ces femmes étaient contentes de se retrouver et elles ont commencé à discuter ensemble. Une femme a annoncé à ses amies qu’elle allait bientôt recevoir une libération conditionnelle. Et en cours de réunion, une autre femme a reçu la même nouvelle. À ce moment-là, le contexte carcéral revenait, mais c’était beau, c’était un contexte d’espoir. C’est rare d’assister à des moments pareils. J’ai beaucoup de gratitude car ce petit texte m’a permis de vivre énormément de choses positives. Ça me fait plaisir de recevoir des retours de gens qui ne font pas de différence entre mes deux livres. Cette histoire peut être lue par tous les lecteurs, y compris les lecteurs en voie d’alphabétisation. Ce ne sont pas des histoires écrites que pour eux, un peu comme la littérature jeunesse qui plait aux enfants et aux adultes. Il y a là des choses simples mais qui touchent à l’essentiel, et c’est ce que j’ai trouvé dans cette expérience de « La Traversée » : on touche à l’essentiel, sans s’embarrasser de descriptions inutiles. Cela rejoint ma manière d’écrire : finalement, pour le style, il y a peu de différences entre Monsieur Origami et L’Herbe dorée.

D’habitude, quand on écrit, on est dans une solitude totale, on ne sait pas du tout où ça va nous mener et si ça va marcher. On commence l’histoire, on la mûrit, on la termine, on la corrige, on l’envoie à l’éditeur… C’est seulement alors qu’on commence à avoir des retours des lecteurs. Le projet de « La Traversée » casse complètement cette linéarité : on a des lecteurs avant d’avoir terminé le roman, un éditeur avant d’avoir commencé à écrire, des commentaires en cours d’écriture… Tout est mélangé, déstructuré. Ce n’est plus un processus pyramidal ou linéaire, mais une sorte de réseau, d’interdépendance, où nous sommes tous acteurs avec nos individualités propres. C’est seulement maintenant que je réalise à quel point cette expérience a bousculé mon rapport à l’écriture : je suis content de mettre des mots là-dessus.

Cinq étapes pour un livre

Le site internet de « La Traversée » rappelle les cinq étapes que suit tout livre de la collection :

  1. Rencontre entre l’auteur et les apprenants

Cette rencontre est une étape essentielle du processus : elle permet à l’auteur de se familiariser avec le rapport au livre, à la lecture des apprenants en formation d’alphabétisation. Elle offre aux apprenants l’opportunité d’être écoutés, d’exprimer leurs avis, leurs envies. Au travers des échanges, elle invite à la reconnaissance de l’autre, de sa culture, des cultures, au-delà des représentations.

  1. Phase d’écriture enrichie par des rencontres avec les apprenants

L’auteur est invité à écrire un roman court, de maximum 80000 signes. Il a, à sa disposition, un guide d’accompagnement à l’écriture. Réalisé avec des apprenants en formation d’alphabétisation, il propose des balises indiquant ce qui freine et ce qui facilite la lecture.

Pendant la phase d’écriture, l’auteur a l’occasion d’échanger avec un groupe d’apprenants dans le cadre de nouvelles rencontres.

  1. Retour des apprenants sur la première version du roman

Une fois le « point final » posé, de nombreux apprenants se lancent dans la lecture critique de la première version du roman. Les séances de lecture peuvent être collectives (des apprenants en groupe accompagnés par les formateurs) ou individuelles (des apprenants seuls qui font un retour vers un formateur). Tous les retours sont ensuite analysés, compilés et remis à l’auteur afin de l’accompagner dans son écriture vers une plus grande accessibilité.

  1. Nouvelle phase d’écriture avec prise en compte des critiques des apprenants

L’auteur se remet à la tâche pour se rapprocher au plus près des attentes et compétences des apprenants. Il est invité, dans un jeu d’équilibre, à prendre en compte les différentes critiques tout en veillant à préserver la richesse de son roman.

  1. Édition du livre

Vient ensuite la phase d’édition. Une attention toute particulière a été portée sur la forme du livre afin que celui-ci soit le plus accessible possible pour les adultes éloignés de la lecture. Un temps de travail, avec des apprenants, a été consacré à identifier les types de polices et de mise en pages qui ne constituent pas un frein à la lecture mais qui, au contraire, la facilitent.

www.collectionlatraversee.be

1 L’Association Charles Plisniera distingué cette collection en 2020, parmi plusieurs projets contribuant à la mise en valeur de nouvelles approches de la langue française, en relation avec l’évolution de la société ou avec des problématiques sociétales.

2 Xavier Deutsch (Sans dire un mot) et Claude Raucy (Les Cerises de Salomon) comptent déjà chacun un roman dans la collection.

3 Plusieurs romans de « La Traversée » peuvent plaire aux adolescents, même si ce public n’est pas prioritairement visé.

4 Propos des apprenants recueillis par des formateurs de Lire et Écrire.

5 Patricia HESPEL, L’Écharpe rose, Neufchâteau, Weyrich, coll. « La Traversée », 2020.

6 « La Traversée est une collection de romans courts rédigés dans une écriture fluide et belle. Des histoires d’amour, de rencontres, de peur, de crime, de guerre. Des mots forts, des mots vrais, des mots de tous les jours. Des moments d’émotions. Et, page après page, de la confiance, de la sécurité, de la curiosité et du plaisir. Le plaisir de Lire. » Ce texte de présentation figure à la fin de chaque ouvrage de la collection.

Marc Wilmotte

Article tiré du Carnet et les Instants n°208 (juillet 2021)

 

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