Enquêtes tournaisiennes
Polygraphe, Philippe Remy-Wilkin l’est assurément. Depuis que sa vie se fond avec l’écriture, il publie en alternance romans, contes illustrés, nouvelles (dans la revue Marginales), études historiques, scénarii de BD, etc. Qui plus est, la médiation culturelle et le travail de ses confrères et consœurs le passionnent et s’expriment de diverses façons, notamment pour la plateforme Les belles phrases (où il anime des feuilletons sur l’actualité éditoriale belge, les histoires du cinéma et de la musique, le patrimoine littéraire belge), Radio Air Libre ou les revues Que faire ?, Nos Lettres et… Le Carnet et les Instants.
Cette fois, Philippe Remy-Wilkin fait son entrée dans la très belle collection « Plumes du coq » des éditions Weyrich, une collection qui inscrit un ancrage belge francophone dans sa ligne éditoriale. Une collection prédestinée pour Les sœurs noires, où la ville de Tournai est au cœur du récit.
Suspense et rebondissements
Mais un décor ne suffit pas pour donner un livre. C’est ainsi que le roman nous entraîne dans une enquête suite à la disparition d’une fille du cru, Siham, élevée avec son frère Achraf et ses sœurs Louna et Asma dans une famille marocaine chamboulée par les turbulences du monde moderne. Philippe Remy-Wilkin brasse en effet de nombreuses questions de société souvent imbriquées les uns dans les autres, comme le radicalisme, le racisme, le masculinisme, le féminisme, les suprémacismes importés des États-Unis, les réseaux sociaux très présents dans la vie de Siham, le terrorisme, les sectarismes, les tourbillons identitaires, etc. Autant de terreaux fertiles aux dérives multiples sur lesquels vont germer les nombreuses pistes envisagées, de sorte que la narration est portée par un suspense soutenu et des rebondissements multipliés jusqu’aux ultimes pages. Au fil des hypothèses, voire des quiproquos, l’enquête nous mettra face à plus d’une dizaine de suspects. L’auteur s’amuse à nous mettre sur des pistes qui peuvent se révéler fausses, ce qui est une manière de nous apprendre à nous méfier des préjugés, a priori et autres idées reçues à une époque où le débat se résume de plus en plus souvent à se lancer des injures ou des anathèmes. Le récit flirte avec l’enquête policière, mais elle est menée par un écrivain, Raphaël, venu à la rencontre de ses lecteurs et lectrices au salon littéraire de Tournai-la-Page, une manifestation bien réelle et de bonne tenue qui a lieu dans la cité picarde. Raphaël est sollicité par des connaissances, confiantes dans ses capacités à dénouer pareille intrigue, pour aller plus loin que la police et la justice locales. Il retrouve de la sorte la ville de son enfance, ainsi qu’un trio d’amis avec lesquels il partage bien des souvenirs et des complicités.
Topographie tournaisienne
Pour qui ne connaît pas Tournai, ce roman est une invitation à découvrir une de nos plus vieilles villes gallo-romaines qui s’est développée en bords d’Escaut. À la suite de Raphaël, nous parcourons des rues au nom évocateur comme celles de l’Écorcherie, de l’Arbalète, des Bouchers-Saint-Jacques, Barre-Saint-Brice, les quais Vifquin, des Salines, de l’Arsenal, les nombreuses places (Saint-Pierre, eh oui, Paul-Émile Janson, de l’Évêché, de Lille avec ses façades Louis XIV, Clovis, Hergé). À la manière de Pieter Aspe, l’auteur best-seller brugeois à propos de la Venise du Nord, Philippe Remy-Wilquin nous balade dans des lieux emblématiques comme le Marché-aux-Poissons, le Pont-à-Ponts, les parcs Bozière et Crombez, la plaine des Manœuvres, la galerie Henri Casterman et son musée de l’imprimerie du même nom, la librairie Chantelivre, l’athénée Bara, les carrières du Tournaisis, comme L’orient squattée par des familles de réfugiés syriens, et les Fours à chaux de Chercq. Nous franchissons les portes de diverses enseignes typiques comme L’Écurie d’Ennetières, la brasserie-restaurant L’ancienne poste, implantée dans le « somptueux édifice néo-flamand, pierre bleue et brique orangée » de la gare, ou encore La rotonde, écrin de l’enfance du romancier. Cette cartographie pourra inspirer le visiteur curieux de découvrir la ville hennuyère, d’autant que ces noms sont le reflet d’une histoire, d’une culture, voire d’une forme de poésie urbaine. L’admiration de l’auteur que l’on devine pour cette ville se double de celle qu’il a pour les écrivains du cru. Au cours de ses pérégrinations, notre enquêteur romancier est amené à se rendre au Mont Saint Aubert ainsi que sur son chemin et son jardin des Poètes. L’occasion de citer Georges Rodenbach, Henri Vernes, Françoise Lison-Leroy, Marie-Clotilde Roose, Colette Nys-Mazure, Marianne Kirsch, Michel Voiturier. Ne sont pas oubliées les Filles Celles Picardes, une institution du cabaret wallon ou le grand peintre tournaisien, Robert Campin. Le name dropping auquel s’adonne Philippe Remy-Wilkin englobe d’autres écrivains belges comme Véronique Bergen, Patrick Delperdange, Luc Dellisse et le regretté Jacques De Decker, et bien d’autres artistes issus d’autres disciplines en nous proposant notamment la bande-son du roman : le répertoire de Juliette Armanet, dont la chanson préférée de Siham, Manque d’amour.
Un double fil narratif
Avec dix-huit ouvrages publiés à Bruxelles, Paris ou Genève à son actif, Philippe Remy-Wilkin a acquis une belle expérience de l’écriture et du récit. Il le prouve tout particulièrement dans ce roman où il entremêle deux fils narratifs, l’un basé sur un flash-back qui reprend pas à pas les faits qui ont mené à la disparition de Siham, l’autre qui démarre et progresse avec l’enquête de Raphaël, deux fils qui finiront par se nouer autour du dénouement. Grâce à 54 chapitres courts, l’auteur donne au récit du rythme et une tension qui entretiennent le plaisir de lecture. Il peint des personnages au profil psychologique intense, au croisement de relations diverses, en écho à des milieux de vie contrastés. Un autre niveau de lecture est apporté par le choix d’un héros écrivain, avec lequel l’auteur partage quelques points communs, ce qui amène quelques réflexions relatives à la fiction romanesque, mais également une mise en abyme en forme de clin d’œil, comme dans cette phrase qui est un comble : « On n’est pas dans un roman », ou celle-ci : « Obtenir un entretien avec l’héroïne de son roman est un plaisir trop rare, sinon unique » ou encore la dernière du livre au détail significatif : « Sur la gauche, la gare de Tournai, littéraire, attend l’aventure d’un nouveau chapitre ».
Sœurs noires et dame blanche
Le titre Les sœurs noires, particulièrement interpellant, doit beaucoup à l’intérêt de Philippe Remy-Wilkin pour l’Histoire, ses énigmes et ses mystères, voire ses sociétés secrètes. Il a ainsi rédigé un Cagliostro et un Comte de Saint-Germain, chez Marabout, ou un Christophe Colomb, aux éditions Samsa. Quant aux Sœurs noires, elles constituent une page originale de l’Histoire de la cité scaldéenne et ont donné leur nom à l’une de ses rues. Il s’agit d’un mouvement de sœurs laïques, né au 16e siècle en Rhénanie, et intégrées plus tard dans les ordres. En Belgique, leur souvenir est conservé à Koekelberg, Louvain et donc Tournai. Elles se vouaient aux malades et aux pestiférés. L’idéal qui les animait va renaître dans le roman et l’esprit de certaines de ses protagonistes qui décident de créer un club secret du même nom. Une société vouée au Bien qui va venir buter sur les objectifs d’une autre société, tout aussi secrète, vouée elle au Mal. Une opposition sur laquelle se bâtit la tension narrative du roman.
Petit clin d’œil final : alors que Philippe Remy-Wilkin publie Les sœurs noires, son dix-septième ouvrage, sort quasi simultanément aux éditions Lamiroy, dans leur collection « Crépuscule », pendant noir des « Opuscules », son dix-huitième. Il l’a intitulé La dame blanche et ce conte fantastique raconte la destinée de Josef Bragard, enrôlé de force dans la Wehrmacht et rescapé du front de l’Est. Il revient en Belgique dans les ruines du château de Reinhardstein, près de Malmedy où un héros de la résistance organise des retrouvailles discrètes avec son frère Paul, réfugié aux Pays-Bas. À nouveau, ce goût pour l’Histoire et ses histoires complexes, tendues, propices à des récits haletants.
Michel Torrekens pour Le Carnet et les Instants
« Les soeurs noires » de Philippe Remy-Wilkin est disponible en librairie et sur notre e-shop :