D’un conflit à l’autre, des polices secrètes en guerre contre les civils

Durant les deux guerres mondiales, l’occupant a mis en place des policiers militaires qui devaient le protéger des attaques venues de la population. Efficaces en 14-18, ils furent complètement dépassés par la Résistance un quart de siècle plus tard.

Deux ouvrages viennent de paraître qui analysent l’histoire des services de renseignements allemands durant les deux guerres mondiales. D’une part, La Police secrète de la Wehrmacht en Belgique, de Louis For-temps (KU Leuven) et de Vincent Gabriel (UCLouvain). D’autre part, German Intelligence and Counter-Intelligence in Belgium during the 20th Century, compilation d’articles universitaires réunis dans les Cahiers d’études du renseignement et présentée ici par Emmanuel De Bruyne (UCLouvain). Leur mise en parallèle permet de tirer un fil conducteur entre les deux conflits ou de souligner une adaptation aux réalités du moment, sinon une rupture.« Nous sommes partis du constat qu’il existait très peu de choses en Belgique sur l’action des services de renseignements allemands en général », introduit Emmanuel Debruyne. D’emblée, l’historien néolouvaniste formule un premier constat : « À un peu plus de vingt ans d’écart, la présence de l’occupant sur le sol national montre chaque fois une logique d’occupation et une logique de sécurité liées au contre-espionnage. En 1914 comme en 1940, la Belgique est tout à la fois un territoire ennemi et un territoire que les Allemands doivent protéger pour défendre leurs propres intérêts, sachant que de nombreuses personnes parmi la population sont susceptibles de leur nuire ».

Une guerre contre les civils

Chose peu connue, il existe déjà en Belgique une Geheime Feldpolizeit (police secrète) durant la Première Guerre mondiale, sujet que traite l’historienne Elise Rezsöhazy dans les Cahiers d’études du renseignement. À ses côtés, on trouvera une Zentrale Polizeistelle (commissariat central). Toutes deux rendront des comptes au gouvernement général d’occupation et seront en contact permanent avec les tribunaux. Elles seront versées dans le contre-espionnage et mèneront des missions de police politique.

La durée de l’occupation a poussé les Allemands à mettre en place une police secrète pour se protéger de la population

Initialement, la police secrète militaire devait veiller comme il se doit sur les intérêts de l’armée. Mais les deux guerres s’inscrivant dans la durée, elle va davantage participer de l’appareil d’occupation en le protégeant des civils. Là où l’armée mène la guerre militaire, ces policiers luttent contre ceux et celles, dans la population, se dressent contre l’occupant. C’est-à-dire les Résistants, les réseaux d’espionnage, la presse clandestine, mais aussi les formes d’insubordination (les prêtres aux discours patriotiques, notamment).L’étude des archives montre que l’occupant était moins bien préparé qu’il n’y paraît. Au début de la Grande Guerre ainsi, les Allemands avaient logiquement recruté des agents parlant le français pour leurs services secrets, mais ils avaient oublié que plus de la moitié des Belges parlent le néerlandais. Ils ont donc dû revoir le recrutement. Surtout, ils vont s’entourer d’auxiliaires belges, des quidams prêts à collaborer.

Un rôle crucial contre les réseaux

Le rôle de cette police secrète sera crucial dans la lutte contre la Résistance. Elle se montrera particulièrement « efficace » durant la Première Guerre mondiale, la majorité des réseaux finissant par être démantelés. À la fin de l’entre-deux-guerres, ses agents informeront Berlin dans le cadre de la préparation de l’offensive du 10 mai 1940. C’est alors que des contacts seront établis avec le Vlaams Nationaal Verbond (VNV) de Staf Declerq et sa branche militaire. « Mais le problème reste de savoir avec quelle ampleur ont eu lieu ces contacts, dans quelle mesure ils ont été activés, et qui fut impliqué », prévient Emmanuel Debruyne. « La question reste ouverte quant à la mesure et aux modalités. Je ne sais pas s’il sera possible d’y répondre. »« Quoi qu’il en soit, durant le second conflit mondial, si ces policiers se montrent dangereux, ils ne sont pas assez nombreux pour endiguer la marée d’une Résistance beaucoup plus vaste qu’un quart de siècle auparavant », ajoute Louis Fortemps. « L’extension de la guerre à l’Est n’arrangera rien, puis-qu’une partie de ces hommes devront partir pour les zones conquises par la Wehrmacht, en Russie notamment ». Ce transfert obligera l’occupant à se rabattre sur des militaires dont le renseignement n’est pas le métier, trop âgés pour monter au front.

Il n’y a pas de police secrète sans mouchards. Sans collabos. Ceux qui travaillent pour l’Allemagne – les « auxiliaires » – le font par idéologie ou par appât du gain. « Ça paie bien, détaille Louis Fortemps. Il s’agit de sommes ponctuelles versées en échange de services rendus. Les montants sont assez conséquents ». Au sud du pays, les auxiliaires sont souvent des gens qui vivent le plus souvent de combines et ont besoin d’argent. Au nord, les collaborateurs sont davantage « idéologiques ».Durant la Seconde Guerre mondiale, l’auxiliaire le plus marquant fut assurément Prosper De Zitter, l’« homme au doigt coupé ». Il avait été condamné plusieurs fois avant mai 1940 par la justice belge, notamment pour des affaires de corruption. La Belgique vaincue, il se met au service de la Geheime Feldpolizei en dénonçant d’abord des parachutistes anglais terrés dans le Brabant wallon, puis en mettant en place une fausse filière d’évasion destinée à capturer des pilotes alliés dont l’avion a été abattu. Leur arrestation se fait toute-fois à l’étranger pour éviter d’éveiller les soupçons des vrais Résistants dupés par De Zitter. Bien qu’il ait fui en Allemagne au lendemain de la défaite, il fut arrêté puis fusillé avec sa maîtresse.

Répression et reconversion

Les collaborateurs des policiers allemands seront en première ligne de la répression. Au lendemain de l’Armistice du 11 novembre 1918, ils seront jugés pour la mort de Résistants héroïsés comme Gabriel Petit et Edith Cavell. Condamnés à mort, ils ne seront toute-fois pas exécutés. Contrairement à ce qui se passera après 1945.

Quant aux compétences des policiers de la Wehrmacht, elles ne seront pas oubliées une fois les armes déposées. Certains reprendront du service pendant la Guerre froide., travaillant pour la CIA côté occidental. « Ils n’auront pas à rendre des comptes comme les membres de la Gestapo, précise Louis Fortemps. Ils bénéficieront du mythe de la “Wehrmacht propre” né dans l’après-guerre. Seul le Groupe 530 qui sévissait à Bruxelles aura à subir les foudres de la justice. Quelques individus seront également jugés pour des actes particulièrement violents. »

La violence fut en réalité structurelle dans tous les services de renseignements allemands. « Elle n’était pas l’apanage de la seule Gestapo, rappelle Emmanuel Debruyne. Les policiers ont recouru à la torture contre des Résistants, jus-qu’à en tuer certains lors des interrogatoires. » Bien qu’ils aient connu plus d’un différend, Gestapo et services de renseignements ont toujours su se partager le sale boulot. La traque des Juifs, la répression des Résistants communistes et des francs-maçons pour la première. Les saboteurs et les taupes de la Résistance pour les seconds. Les deux polices collaboreront lorsque ce sera nécessaire, surtout face aux attaques de la Résistance.

Quel fut le sentiment de la population vis-à-vis de cette police secrète ? Les carnets rédigés par des Belges durant la seconde guerre font part de la peur qu’elle inspire ponctuellement. « Mais il reste qu’elle n’était pas suffisamment active sur le terrain pour créer un climat de peur continu, explique Emmanuel Debruyne. Sa présence fut davantage marquée en ville qu’à la campagne. Dans certains villages, on n’a pas vu passer un Allemand en 40-45. Rien de comparable avec ce que sera la Stasi durant la guerre froide en Allemagne de l’Est. Elle comptait des dizaines de milliers de personnes à son service. »

Article signé Pascal MARTIN pour Le soir, 16/05/2023

« La Police secrète de la Wermacht en Belgique (1940-1944) » de Louis Fortemps & Vincent Gabriel est disponible en librairie et sur notre e-shop :

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