Croix d’occis : patrimoine trop souvent négligé

Bruno Marée signe une nouvelle publication qui propose un inventaire illustré de 150 croix d’occis dispersées sur un territoire réduit de la Wallonie.

L’objectif est triple dit l’auteur : faire connaître, grâce aux exemples présentés, ce patrimoine trop souvent négligé, garder une trace écrite des croix qui risquent de disparaître ou ont déjà disparu… et, pour mieux les protéger, tenter de mettre en valeur celles qui subsistent.

La question préalable qui s’impose : qu’est-ce qu’une croix d’occis ?

Bruno Marée : La croix d’occis est un élément commémoratif érigé à l’emplacement même du décès inopiné d’une ou de plusieurs personnes. Non seulement, elle rend hommage aux individus décédés et contribue à leur mémoire, mais elle participe aussi au souvenir d’un événement : un accident, un meurtre, un fait divers à l’issue dramatique. Généralement, la croix d’occis mentionne, gravés dans la pierre, l’identité du décédé, la date du décès et, parfois, les circonstances plus ou moins précises de la mort. Il peut aussi s’agir d’une simple croix de bois, d’une stèle sommaire ou même d’un aménagement en béton. L’inventaire des 150 croix d’occis proposé ici s’est principalement attaché à recenser les éléments en pierre calcaire ou en schiste. Ne sont pas répertoriés parmi les croix d’occis, les croix funéraires rassemblées dans les cimetières, les potales, les calvaires, les monuments liés à des faits de guerres ou l’ensemble des croix mises en place aux carrefours ou en des lieux emblématiques pour les fêtes religieuses comme les processions traditionnelles des rogations.

Dans ce livre, vous avez dressé un inventaire qui ne se veut pas exhaustif, mais qui révèle un patrimoine qui disparait au fil des décennies. Il s’agit d’un patrimoine insoupçonné, discret, presque invisible, parce qu’il nous échappe. Est-il menacé ?

Du fait de ces caractéristiques particulières, ce patrimoine modeste, mal connu et, surtout, dispersé un peu partout sur le territoire de la Wallonie, y compris au milieu des bois ou en bordure de chemins de campagne envahis par la végétation, est menacé. On ne peut protéger que ce qu’on connait. Les travaux routiers, les accidents de voitures, les opérations de débardage en forêt ou de tonte des bords de routes, mais aussi le vol, sont autant de causes de la disparition ou de la dégradation des croix d’occis. À ma connaissance, parmi les 150 croix présentées dans l’inventaire, plusieurs d’entre elles ont déjà disparu. C’est le cas des croix Motte (1686, Eprave, Rochefort), Roxas (1908, Tellin), Giacomelli (1962, Transinne, Libin), par exemple. Trop souvent, les autorités communales pour qui ce n’est pas une priorité, n’ont pas toujours, ni les moyens pratiques nécessaires, ni la sensibilité et la motivation indispensables à la préservation de ce petit patrimoine.

Est-ce qu’on a une idée précise du nombre de croix d’occis encore existantes sur le territoire wallon ? voire même en Belgique ?

Le chiffre exact est très difficile à préciser, un inventaire exhaustif n’ayant jamais été réalisé sur l’ensemble de la Wallonie. Mais, on peut raisonnablement estimer à plusieurs centaines les croix d’occis dispersées sur le territoire wallon. De plus, cet inventaire éventuel devrait être régulièrement réactualisé, certains éléments disparaissant pour diverses raisons, d’autres étant nouvellement mis en place.

Les croix d’occis sont-elles d’un autre temps ? En voit-on des nouvelles apparaître ?

Les plus anciennes croix d’occis reprises dans l’inventaire publié par les éditions Weyrich datent de la fin du 16e et début du 17e siècle. Depuis lors, la tradition de la mise en place de ces petits monuments s’est perpétuée avec une régularité étonnante. Aujourd’hui encore, au bord de nos routes, apparaissent trop souvent de nouveaux éléments commémoratifs – parfois une simple croix de bois et quelques fleurs ! – témoignant d’un drame survenu à l’endroit ainsi désigné. Si cette initiative aboutit rarement à la mise en place d’une croix de pierre, le principe même de la localisation commémorative d’un événement tragique est conservé.

Comment est né votre intérêt pour ce patrimoine peu connu ?

Après des humanités gréco-latines et une agrégation en histoire, je me suis toujours intéressé à l’étude et à la préservation du patrimoine naturel et historique de ma région. J’ai eu l’opportunité de participer au recensement des monuments funéraires dans divers cimetières des communes de Rochefort, Tellin, Libin ou Nassogne. J’ai aussi participé aux travaux sur plusieurs chantiers de fouilles et, en collaboration avec l’Agence Wallonne pour le Patrimoine, j’ai dirigé pendant plus de dix ans les fouilles archéologiques du site de l’ermitage d’Edmond d’Hoffschmidt de Resteigne. Cet intérêt pour les vestiges des activités humaines anciennes m’ont mené tout naturellement à enregistrer divers éléments encore observables aujourd’hui… dont les croix d’occis.

Quel est l’objectif parcouru par la publication de cet ouvrage ?

Cette publication propose un inventaire illustré de 150 croix d’occis dispersées sur un territoire réduit de la Wallonie. Il s’agit bien d’un recensement, d’une liste évidemment partielle, ponctuelle et incomplète, d’éléments sélectionnés parmi d’autres de ce petit patrimoine particulier. L’objectif est triple : faire connaître, grâce aux exemples présentés, ce patrimoine trop souvent négligé, garder une trace écrite des croix qui risquent de disparaître ou ont déjà disparu… et, pour mieux les protéger, tenter de mettre en valeur celles qui subsistent.

Que suggérez-vous pour sauvegarder ce patrimoine ? quelles actions faudrait-il mettre en œuvre pour que ces monuments ne disparaissent pas ?

Dans de nombreuses communes, des associations locales, comme les cercles d’histoire, ont dressé des inventaires plus ou moins complets des éléments du petit patrimoine. Cette démarche devrait évidemment être généralisée pour l’ensemble du territoire wallon. Quelques croix menacées par leur localisation ou par la nature du matériau qui les constitue mériteraient sans doute d’être protégées par une intervention adaptée, tout en évitant de dénaturer les sites concernés par des aménagements trop envahissants. Enfin, la diffusion de l’information et la mise en valeur des croix d’occis favoriseront la prise de conscience de la responsabilité des autorités quant à leur sauvegarde. C’est un des objectifs de la publication des « Cent cinquante croix d’occis du sud de la Wallonie ».

Que disent ces croix d’occis de nous, de l’évolution de nos sociétés ?

Les croix d’occis témoignent incontestablement des sentiments d’incompréhension et d’injustice des humains face à la mort. Ces sentiments sont renforcés par le caractère brutal et inopiné de cette mort. Qu’il s’agisse de meurtre ou d’accident, de noyade, de foudroiement ou d’une autre cause, le décès d’une personne (surtout s’il s’agit d’une personne jeune) laisse son entourage dans le désarroi. La mise en place d’un monument commémoratif contribue peut-être à apaiser cette émotion. De tous temps…

On ne peut pas dire que ces croix traduisent une croyance, ne sont-elles pas l’expression d’une tradition ?

La croyance, la foi, le chagrin, le besoin de marquer l’événement par un élément concret, la nécessité de « faire quelque chose » pour apaiser la douleur de la disparition, le sentiment d’avoir une dette envers la malheureuse victime, le souci de laisser une trace matérielle et durable, le souhait d’entretenir le souvenir et, sans doute, le respect d’une tradition, sont autant de raisons qui peuvent justifier la mise en place des croix d’occis. Les motivations sont diverses, personnelles et subjectives pour chaque cas.

Allez-vous poursuivre votre patient travail d’inventaire ?

Je reste, évidemment, très intéressé par la découverte et par la préservation du patrimoine historique de ma région, et pas spécifiquement pour ce qui concerne les croix d’occis. Je pense qu’il est important d’insister sur la responsabilité de chacun quant à la transmission de ce patrimoine pour les générations futures. La poursuite de l’inventaire n’est qu’une des manières d’y contribuer.

Propos recueillis par Olivier Weyrich

Cent Cinquante croix d’occis, de Bruno Marée, est disponible en librairie et sur notre e-shop :

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