Balance ta mère ! Un coup de cœur du Carnet
Article signé Philippe Remy-Wilkin pour Le Carnet et les Instants.
Que voici un petit livre singulier ! Thierry Robberecht, nous plongeant dans les Golden Sixties, y épouse la perspective d’un garçon de huit ans, qui vit sans père, à l’ombre de sa mère et de sa sœur, exposé à la condescendance ou à l’hostilité des voisins, de la grande famille, sidéré/pétrifié par le non-dit et le trop-dit jusqu’à se muer en « empoté » (onnuzel) distrait et maladroit.
L’écriture est assurée, juste :
– Tu t’es lavé les dents ?
– Oui, Maman.
– Tu mens. Je vois une grande croix sur ton front.
Les secrets de famille, les tabous, l’absence de communication parentale transparente et mature projettent dans les cordes de la dépossession (de soi, du réel) :
Il avait menti, bien sûr, mais, dans le miroir, il n’a trouvé aucune croix. Qui croire ? Sa mère ou ses propres yeux ? Il ne croit ni ses yeux ni le miroir car il ne croit qu’en sa mère.
L’ouvrage, resserré autour des perceptions de l’onnuzel, s’apparente à un journal de bord plutôt qu’à un roman, mais un faux journal de bord, rapporté à la troisième personne du singulier par un narrateur qui entretient un rapport d’intimité avec l’enfant :
Le gamin a toujours pensé que c’est à cause de lui que son père est parti. Voilà pourquoi ses parents sont souriants sur les photographies prises avant sa naissance. (…) La mère ne dit rien (…) mais son silence est terrible : elle laisse ses enfants imaginer le pire et de l’imagination, ils en ont à revendre.
L’histoire d’une âme ? Des mécanismes qui vont configurer une existence ?
L’essence du récit transparaît structurellement, du prologue à la nouvelle, très courte, offerte en addendum. Les trois premières pages, un parfum d’Étranger, narrent la visite d’un homme (l’onnuzel, en… postface du roman qui va suivre) à sa mère hospitalisée, mais la sœur, la femme et les enfants sont déjà passés, la communication et la synchronisation sont malaisées, saupoudrées d’indices sur les racines du mal. La nouvelle finale, une variante du roman, assène définitivement la tragédie qui sous-tend l’ensemble : un fils a été évidé par sa mère, de ces archères maternelles qui vous tuent d’un mot ou d’un silence, et séparé de son père. La quête qui répond à la tragédie traverse les thématiques de Perceval et de Simon-Pierre (le premier s’arrache à l’étreinte maternelle pour répondre à l’appel de la chevalerie paternelle ; le second renie Jésus avant de lui sacrifier sa vie).
Tout le livre l’exhale, page après page. La mère s’est érigée en deus ex machina de sa cellule familiale, méprisant le monde extérieur mais s’y conformant, en attente désespérée de respect ; élevant ses enfants dans la haine d’un père disparu (en prison, dit la nouvelle ; en Afrique, selon le roman), un « ogre » qu’ils devront rejeter s’il se manifeste. Ayant désobéi à ses parents en se lançant jadis dans les bras d’un homme dont ils ne voulaient pas mais quittée par celui-ci, elle s’avère écrasée entre les deux traumatismes, aliénée par son émancipation ratée. Elle se donne des airs de mère parfaite se sacrifiant pour ses enfants, elle les déconstruit plutôt par ses interdits (évoquer le père), ses manifestations de souffrance, leur sur-responsabilisation.
Pourtant, la lucidité affleure puis transcende les pages, comme si le narrateur masqué figurait un onnuzel d’un autre âge :
Leur vie est étroite comme l’appartement, mais ils y vivent en sécurité. La vie en grand, c’est bon pour le père et le Marocain (NDLR : un camarade de classe de l’onnuzel, qui erre dans leur Molenbeek sans entrave), ceux qui sont capables de prendre le large. La mère a bien tenté d’emprisonner le père dans sa vie étroite où on combat ses peurs par l’obéissance aux règles et en vivant la vie minuscule des braves gens. Le père n’a pas la carrure pour vivre à l’étroit. Trop large d’épaules, il a détruit la maison de poupée que la mère a construite rien que pour lui.
L’onnuzel retrouvera-t-il son père… et sa consistance ? Sa sœur, son contrepoint en adaptation et résistance, est-elle réellement mieux armée ?
[…]
Philippe Remy-Wilkin
Source : Le Carnet et les Instants – Article disponible ici
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