Ardenne, récit d’un passé merveilleux
À travers « Au pays de mon père », Omer Marchal laisse parler son âme. Vraiment. Une âme et un état d’esprit qui relatent ce qui leur tient particulièrement à cœur : un art de vivre. Le sien et celui de ses aïeux, jadis, en terre d’Ardenne.
Au-delà de l’amour des mots et des tournures savoureuses, l’auteur témoigne d’un attachement viscéral à toute une région et à ceux qu’elle a façonnés et enformés, et qui offre à son écriture une coloration profonde, superbement poétique. Et cette poésie tient autant à la beauté des mots choisis qu’à la beauté qu’ils relatent. Il y avait, dans la vie en Ardenne autrefois, une manière d’être, de penser, de dire et de faire à ce point franche, spontanée et spécifique qu’elle en revêt un caractère poétique. Poésie non pas de mièvrerie mais de noblesse. Noblesse d’âme s’entend. À la lecture de son récit, on ne peut être qu’ému et j’ajouterais « reconnaissant » tant ce livre fait du bien au cœur et au ventre.
L’auteur commence par un regret –et on le comprend à la lecture du livre et on le partage– : cet art de vivre, dont il fut lui-même l’un des derniers acteurs, n’existe plus. Il s’est dissipé avec l’arrivée des alliés à la fin du Deuxième conflit mondial. Avec une manière de nostalgie, Omer Marchal nous plonge dans l’intimité que ces gens partageaient avec eux-mêmes, avec leurs semblables, avec Dieu et avec la nature ; une nature certes dure, parfois âpre, mais d’une beauté et d’une bonté stupéfiantes. Une intimité quotidienne, simple et dense, toujours exigeante mais souvent heureuse. On évitera de parler de bonheur ; la vie étant faite de trop de renoncements. Mais l’homme y puisait assurément une certaine grandeur.
Je parle d’intimité. Communion, ou complicité conviendraient également. Une complicité avec les gens, avec les animaux, avec les choses et avec les éléments ; la neige, le vent, l’eau, les pierres, la terre, les arbres, la lumière… Une complicité transparente, presque pure, spontanée et généralement bienveillante. À cette époque, chaque chose, chaque élément, chacun avait sa place, son rôle ; digne de respect et d’attention. Source d’émotion et aussi de savoir. On comprend aussi qu’en raison de la dureté de la vie, de la dureté du labeur qu’elle imposait, ce savoir passait par le travail. Ce travail passait par les mains, et que donc l’intelligence des choses –également au sens de complicité, nous y revenons– passait par ces mêmes mains. Ne voyons rien de réducteur là-dedans. Au contraire. À la difficulté de vivre ont répondu une créativité et une intelligence qui ont créé une solution aux situations. Comme si les hommes et la nature s’étaient tressés ensemble, dans une spécificité originale – on le remarque dans le bâti, dans la confection des outils, mais aussi dans la rêverie des légendes qu’on partageait à la veillée. Tout cela constituant une forme de « poésie ». L’Ardenne donc a son caractère propre, et les gens qui y vivaient, se sont créé une spécificité propre. Leur imaginaire, leur créativité collait à la réalité qui les entourait et c’est pour cette raison qu’ils étaient heureux. C’est pour cette raison que cette époque était heureuse.
Et l’aisance matérielle n’avait rien à voir là-dedans. L’avoir n’avait rien à voir là-dedans. Car « on est » de s’émouvoir, de ressentir, de penser et de (se) réaliser, pas de posséder. D’ailleurs autrefois en Ardenne on était pauvre. Pauvre mais pas misérable. Donc heureux ; heureux d’être, non d’avoir.
Puis il y eut l’occupation. Et la Libération quelques années plus tard. D’une société agricole et forestière, on passa progressivement à un mode et à un monde industriel, matérialiste avec l’individualisme comme corollaire. Et une déconnexion d’avec l’environnement. L’auteur ne fait pas un procès, mais un constat. Cette mutation était irréversible. Et d’une certaine manière, elle constituait une perte de liens, de racines, de repères ; la fin d’un monde en somme, d’une civilisation.
Un livre vibrant, émouvant et fascinant.
Baudouin Delaite
Au pays de mon père, Omer Marchal, éditions Weyrich, collection Regains, 272 pages.
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