Alain Lallemand : l’amour et l’amitié face à l’invasion
Avec « Ce que le fleuve doit à la plaine », notre collègue Alain Lallemand place ses personnages romanesques dans la période incertaine de l’annexion russe en 2014.
Alain Lallemand est le journaliste du pôle culturel du Soir qui signe chaque samedi le « Poche de la semaine » dans ces pages. Avant cela, il avait bourlingué dans le monde, en Afghanistan, en Colombie, au Kivu, en Crimée et avait partagé la fièvre du monde de l’investigation en participant aux réseaux internationaux de journalistes qui ont sorti les Panama Papers, les Malta Files, et autres « leaks » qui ont fait du bruit dans le monde. C’est de ses reportages et de ses enquêtes qu’il tire la matière de ses romans.
L’homme qui dépeuplait les collines, c’était au Kivu, Et dans la jungle, Dieu dansait, en Colombie, Ma plus belle déclaration de guerre et La femme héroïne en Afghanistan. Son dernier roman, Ce que le fleuve doit à la plaine, se passe en Crimée, en 2014. En février – mars. Lors de l’annexion de la Crimée ukrainienne par la Fédération de Russie de Poutine, déjà. Une annexion que les Ukrainiens n’ont jamais acceptée et qu’aujourd’hui encore ils contestent fermement.
Alain Lallemand fut l’envoyé spécial du Soir dans la péninsule baignée par la mer Noire. Il en a rapporté tout ce qui fait la matière de son roman : les paysages, les chevaux, les gens, Ukrainiens et Russes, Tatars et Cosaques, les sensations, les odeurs, les inimitiés, le business… Mais attention, il ne s’agit pas d’une enquête, comme dans L’Organizatsiya, sur la mafia russe, mais bien d’un roman. Car la qualité d’écrivain de Lallemand, c’est de se servir de ces éléments dans une histoire éminemment romanesque, prenante et puissante. Qui porte un beau titre lyrique : Ce que le fleuve doit à la plaine.
Le fleuve, c’est Oleg. Un descendant cosaque. Chaque matin, il se baigne dans son eau glacée. Il travaille comme guide équestre pour Vlad, l’hôtelier de Yalta. Il soigne son cheval Shanti. Il aime Myriam, une des sœurs Roudakova, d’origine italienne, qui cultivent la terre. La plaine, c’est Kash, le Tatar. Un autre cavalier, qui la parcourt au galop sur le dos de Kahraman. Il aime Nina, l’autre sœur Roudakova. Oleg et lui sont amis depuis 20 ans. La vie est belle, pleine de promesses.
Les « petits hommes verts bien polis »
Mais l’atmosphère change dans la presqu’île. Il y a des morts tatars. Règlement de comptes ? Constantin, le lieutenant de la Militsiya, mène l’enquête. Et puis de « petits hommes verts bien polis » sont dans la ville, contrôlent les bases militaires et les aéroports, les communications sont toutes coupées. Les Russes envahiraient-ils la Crimée ? Des milices prorusses patrouillent. Les Tatars manifestent, se souvenant de ce que les Russes leur ont fait sous Staline. Une sorte de peur diffuse s’installe. Les amitiés vont-elles pouvoir subsister dans ce monde en guerre larvée ? Les mères et les pères craignent pour leurs enfants, les Roudakova ont peur pour leurs amants.
Alain Lallemand mène ses beaux personnages dans ce monde en mutation. Un monde aux paysages magnifiquement décrits d’une écriture fine et souvent lyrique. Aux intrigues habilement menées. Habité par des héros qui nous émeuvent (on parle d’Oleg, Kash, les sœurs, Timur, le jeune frère de Kash, Constantin), qui nous inquiètent (Vlad, Angel, Belous), qui nous horripilent (Makhno, Rinat), qui ont donc chacun une vraie personnalité. Semé de superbes épisodes épiques (la course de chevaux, les funérailles de Shanti) et irrigué par cette insidieuse invasion russe. Et qui pose les questions essentielles de la survie, de l’amitié et de l’amour en temps d’occupation.
Par Jean-Claude Vantroyen pour Le Soir, publié le 6/03/2024.
Photo d’en-tête : © Bruno D’ALIMONTE
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