Transmettre le gout du bonheur
Bernard Gheur est décidément l’écrivain belge de la nostalgie heureuse. On retrouve dans La grande génération des accents déjà présents dans plusieurs de ses titres précédents où il revisitait son enfance, son adolescence et sa passion pour le cinéma. Mais plus que les précédents, ce roman généalogique combine la grande Histoire et l’histoire familiale.
C’est ainsi qu’il nous offre dans un premier temps une double immersion, tout en sensibilité, dans la vie de ses grands-parents, paternels et maternels, avec une incursion inattendue au Canada et notamment à Calgary qui fait écho à son livre Retour à Calgary (dont la réédition augmentée a paru chez Weyrich sous le titre Un jardin dans les Rocheuses), tandis que la branche maternelle s’ancre en Allemagne.
Bon sang ne saurait mentir. On écrit, on s’écrit beaucoup chez les Gheur. Si le père de l’auteur occupe une place importante dans le roman, les femmes ne sont pas en reste. Une place importante est donnée aux lettres que sa mère écrivit à sa sœur et à son époux sous les armes. Celles-ci nous font vivre de l’intérieur les angoisses, la solitude, les solidarités, les privations propres à ces années d’occupation, quand un père est éloigné de sa famille. Ses missives transpirent aussi l’attente et une double attente, puisque la mère est enceinte de l’écrivain au moment des faits, écrivain qui naitra quasiment simultanément avec la Libération. Une double attente, une double libération, en quelque sorte, tandis que Bernard Gheur aura vécu la guerre in utero ! Ce qui lui vaudra le surnom d’Ange de la Paix ! À travers ces lettres et diverses enquêtes, Bernard Gheur rend compte d’événements méconnus de l’époque à travers le rôle qu’y joua son père John, à savoir les actions de renseignements menées en 1944 pour les troupes alliées par l’Escadron mobile de l’Armée Secrète, basée à Érezée.
Si l’Occupation et la Libération de Liège jouent un rôle central, l’écrivain a eu l’excellente idée d’apporter un autre niveau de lecture à travers ses rencontres avec le professeur Léon-Ernest Halkin, une figure forte du roman parmi d’autres, ami de la famille, auteur d’Érasme parmi nous et À l’ombre de la mort. Le roman prend une tonalité particulièrement dramatique lorsque l’auteur évoque son implication dans le Réseau Socrate, son arrestation comme « Nuit et Brouillard, Nacht und Nebel, N.N. » (nom donné aux prisonniers de guerre sans jugement, sans matricule, sans existence officielle) ainsi que ses incarcérations successives dans des camps d’extermination par le travail de Silésie. Il survivra, mais considérablement amaigri et meurtri.
Ceux et celles qui suivent Bernard Gheur depuis la publication de son premier roman, Le testament d’un cancre, publié en 1970 chez Albin Michel et préfacé par François Truffaut, savent la place prépondérante qu’occupe la Cité ardente dans son œuvre. Il a, à chaque fois, l’art de camper des situations et de restituer une époque et des lieux à travers l’évocation du tram bleu, des péniches chères à Simenon, des « murmures de feuillage et d’eau vive » de la vallée heureuse, de l’expo internationale de l’eau, des places Coronmeuse et Saint-Barthélémy, des quartiers liégeois comme celui de Saint-Antoine : « Ce très vieux quartier de Liège, avec ses jardins secrets, ses cloîtres, ses maisons enchevêtrées, ses souterrains, ses ruelles mal famées, ne manquait pas de romanesque. La rue de la Poule était bien nommée : des prostituées y tenaient boutique. »
Même si les événements liés à la Seconde guerre mondiale évoquent des épisodes dramatiques et douloureux, une forme de bonheur tranquille plane sur ces pages, à l’image de la photo de couverture où l’auteur figure avec ses parents et son frère aîné, lui aussi bien présent dans le livre (qui lui est dédicacé). Avec la mère au volant, ils sont installés dans la Jeep Willys 1945 familiale qui appartient à une jolie collection d’automobiles : la Ford Fairlane 1950, la Wolseley noire, l’Opel décapotable ou la grosse Buick bleu clair du grand-père, ce qui donne un accent particulier au récit. Ce sont autant de marques qui sont comme les signatures d’une époque. Au final, ainsi que le suggère son titre, La grande génération est un bien beau roman générationnel au plein sens du terme, doublé d’un récit historique, avec des personnages d’une belle sensibilité qui ont à cœur de transmettre le gout du bonheur.
Michel Torrekens pour Le Carnet et les Instants
« La Grande génération » de Bernard Gheur est disponible en librairie et sur notre e-shop :
