Le siècle des coureurs : histoires intimes du cyclisme belge

Préface de Pierre Carrey

Maintenant que ce livre est pressé à chaud comme une gaufre, la couverture croustillante sur les bords et l’intérieur moelleux, François Brabant et Quentin Jardon vont pouvoir se consacrer à ce que font depuis la nuit des temps les journalistes et écrivains amoureux de cyclisme : monter une grande, une belle, une excitante épreuve. Pour le nom, le parcours, la durée, les vedettes et anonymes attendus au départ, nous verrons avec eux. Au préalable, il leur fallait s’acquitter de ce texte brûlant en neuf tableaux. Tout part toujours du texte. Ce n’est que justice que le cyclisme fasse jaillir la littérature puisque, au commencement, c’est la littérature qui engendre le cyclisme. On se rappelle que le Tour de France est pensé par un admirateur de Victor Hugo, Henri Desgrange, personnage raide et fier, dont la dignité s’ébrèche sur un record du monde en tricycle, fait d’armes décadent. On se souvient que le Tour d’Italie est scellé dans les vapeurs d’un collectif de poètes et dramaturges, qui s’y connaissaient plus en opéra ou en astrologie qu’en bicyclette. Les journaux belges construisent leurs propres moulins à récits. L’Express – une feuille de la Cité ardente – imagine son Liège-Bastogne-Liège (1892), La Dernière Heure son Tour de Belgique (1908), Sportwereld son Tour des Flandres (1913), le Het Volk une course éponyme (1945) qui change de titre pour devenir le Nieuwsblad (2008)… Au tour de François et Quentin de cogiter leur fresque.

Il faut les voir tous les deux pédaler sur leur clavier d’ordinateur ou écrire avec les jambes. Leurs idées viennent en roulant. Ils frayent avec la route, la montagne, la pierre, l’un et l’autre, et même si les langues taquines disent qu’ils ne roulent pas assez vite, ils roulent à la bonne allure, celle où l’on s’évade, où l’on pense, où l’on contemple. Si Quentin et François chevauchaient côte à côte, il aurait fallu distinguer parmi les silhouettes un Sancho Panza et un Don Quichotte. Ce sont en réalité deux Ingénieux Don Quichotte de la Manche, taillés dans une lame d’épée, lancés dans une chasse à la vérité qui se perd en magnifiques fausses pistes et hallucinations éblouissantes. Ils trottent chacun de leur côté entre les villages, les personnages et les actes de bravoure, comme le chevalier Quichotte. À ces détails près qu’ils ont choisi la Belgique et non l’Espagne, un destrier tout carbone au lieu d’une Rossinante – cela leur fait des économies de foin.

Le plus jeune était à la bascule de la trentaine, le plus vieux l’avait déjà à moitié entamée quand ils ont décidé de créer deux revues, belles comme l’Antique, en papier qui crisse sous les doigts, d’abord Wilfried, précipité de société et de politique belge, reportage de haut en bas, de large en long et diagonale, puis Eddy, qui comme c’est écrit, raconte le sport, et qui est depuis peu mis en sieste. Le recueil de leurs rencontres, portraits, enquêtes à vélo remplace les bornes sur un chemin de halage. Il situe une progression sur le voyage à la mer, estompe la fatigue, suspend le temps des pêcheurs et le glisser des péniches, à la même respiration que le vélo. Leurs neuf chapitres forment neuf rencontres avec l’histoire du cyclisme belge. C’est-à-dire l’histoire de la Belgique tout court. Ou celle du cyclisme d’autrefois à nos jours, puisque chacun sait que le cyclisme est belge, de même que les nombres sont arabes.

Bien sûr. Naturellement. Évidence. Leur livre part de là et nous y ramène (et leur future course à vélo se fondra dans la même géographie). Belgique. Centre du monde. Empire du mille-lieux. La Belgique est la résidence principale du sport cycliste, dûment déclarée au service des impôts. Son palais, son terrier. Il y reçoit ses colis et ses visites d’arrière-petits-enfants. Depuis un siècle, chaque équipe de vélo adjoint son « Belge » à l’effectif (mécanicien, soigneur, chauffeur, intendant, attaché de presse parlant vingt-huit langues, et bien sûr, capitaine de route). C’est la version pédalante du sherpa dans l’Himalaya : « le Belge » tel que se le représentent les autres nations, est enfant des sommets, il en connaît la moindre pierre et il se fera un devoir de conduire les autres.

Pour chaque champion aussi, un tronçon de vie passe fatalement par la Belgique. Aujourd’hui : Remco Evenepoel (nouveau nouveau nouveau Merckx), Julian Alaphilippe (coureur français dont le cuissard est flamand), Mathieu van der Poel (Néerlandais adopté), Biniam Girmay, le vainqueur de Gand-Wevelgem et d’une étape du Giro en 2022, premier noir africain à s’imposer dans le circuit WorldTour (l’Érythréen est pensionnaire d’une équipe belge)… Ou encore Tadej Pogačar, maillot jaune du Tour de France qui céda à l’orgueil du Tour des Flandres et s’y fracassa dans un vacarme doré. Hier : le Colombien Giovanni Jiménez, né en Colombie en 1942, l’ancêtre de Lucho Herrera et Egan Bernal, qui posa sa malle d’osier à Bruxelles en 1968 et la déballa cinquante ans plus tard pour les besoins de ce livre.

Le cyclisme ouvre le Royaume de Belgique au reste du globe et le relie à chaque point par des fils amoureux, doublés d’une solide chaîne de vélo en titane. Il n’est pas impossible que la future course de François et Quentin traverse la frontière. En sens inverse des étapes belges que se sont accordées le Giro, le Tour et la Vuelta, loin de leurs bases, pour se régénérer, revenir plus près de la valve du cœur, gagner en chaleur et picotements, se nettoyer des scandales éventuels, car le public belge aime tant qu’il pardonne presque tout. Mais le plus volumineux du parcours se tiendra dans le berceau belge. Nous visiterons, tel que dans ce livre, le centre du centre du monde cycliste. Gand ? Liège ? Non, Florennes, la cité au sud de Charleroi et de Namur, dix mille âmes, dont nous apprenons qu’elle a hébergé à quelques rues d’écart les plus fins coureurs de leur temps, entre 1919 et 1922, les Léon Scieur, Firmin Lambot, Émile Masson, Hector Heusghem, les champions des mineurs de fond et des ouvriers du verre. Au linge des fenêtres, on imagine pendre des maillots jaunes en grosse laine.

Il y aura certainement autant d’étapes que de chapitres. Quentin et François se disputeront pour savoir dans quel ordre – grand départ de la première étape ou arrivée majestueuse de la dernière – il faudra atteindre Bruxelles. Toujours est-il que nous flânerons à Woluwe-Saint-Pierre. Chez le baron Eddy Merckx, dont les deux auteurs ont secoué la légende avec respect, pour en conclure à l’immortalité des mythes, qui fatigue un peu Eddy. L’immortalité, c’est long, surtout sur la fin ?

Avant de sentir la boue ou la poussière des chemins, le vélo empeste l’encre. Les coureurs sont des personnages de roman – mais d’un roman « vrai ». Les hommes de plume sont les créateurs du jeu. Les lecteurs sont également des spectateurs. La course est le recto, le livre le verso.

Des esprits froidement comptables affirment que les épreuves ont été jadis créées par les journaux à des fins de publicité et de rentabilité, ce qui n’est pas faux mais occulte la quête d’une mythologie vitale. Les premiers organisateurs avaient à cœur de raconter quelque chose de puissant et d’éclairant. Sinon, ils en seraient restés à la chronique des crimes et de l’effroi, très populaire dans ces mêmes années. Mais le fait divers rabaisse quand le cyclisme élève. Par la conception des courses, les gens de lettres visent des histoires de transcendances. Sur le grotesque et le sublime. Sur la solitude et le troupeau. Sur l’enchaînement et la révolte. Sur la vie et l’au-delà… Ils étaient démiurges. Relier des villes entre elles et en contourner d’autres, choisir les hommes qui vont se saigner, voilà qui revient à imposer une géographie, à bâtir des identités, à proclamer un peuple et ses héros, à poser les questions obsédantes de la morale biblique ou des problèmes contemporains.

Dans leur livre, François et Quentin interrogent les réponses vélocipédiques au Bien, au Mal et au vide d’air qui circule entre les deux. Nous nos attablons avec eux en compagnie du « vélosophe » Guillaume Martin, le Français qui polit ses armes dans une équipe belge et écrit aussi prodigieusement qu’il roule. Nous dévorons des fruits de mer croustillants et autres mets légers avec les gloires détruites pour dopage, Johan Museeuw et Johan Bruyneel. Nous cachons une brassée d’orties dans le fauteuil du Parrain Patrick Lefevere, qui n’aime rien tant qu’être malmené et dont aucune des questions ne sera jamais aussi piquantes que ses réponses. Chacun de ces témoins nous dit ce qu’est, pour lui, une victime, un coupable, un scandale, un secret, une malédiction. Avec les mages de vieille tradition, les mots charrient de lourds morceaux de mauvaise foi, à emmêler la réalité et la légende noire de ce sport. L’essentiel pour ces personnages est de retomber sur leurs pattes, contrairement aux chats d’Ypres, qui étaient sacrifiés du haut du beffroi de la ville et qui donnent leur nom à la course des jeunes de Gand-Wevelgem, la Kattekoers.

Mais le cyclisme, abreuvé des légendes grecques et romaines jusqu’à la nausée, n’est pas seulement la morne répétition d’une tragédie antique. Il ausculte des plaies politiques et, à cet effet, autant dédiés au roman du vélo qu’à celui du pouvoir, Quentin et François sont de précieux enquêteurs, qui décèlent, isolent et explorent les intrications entre cyclisme et société. On se remémore soudain que les premiers champions belges, aux alentours de la Première Guerre mondiale, furent autant des Flamands miséreux, dressés contre la classe possédante francophone, que des Wallons plébéiens malhabiles dans la langue des salons. Un demi-siècle plus tard, il paraît qu’Eddy recolle les morceaux. Un seul cycliste en aurait fait plus pour l’unité nationale que tous les rois et ministres réunis… Le cyclisme, la littérature et la politique ne sont pas des mondes voisins ou cousins. Il s’agit d’un seul monde commun.

Enfin, avant qu’il n’accouche d’une course dont il reste à graver les contours, ce livre souligne qu’écrire sur le vélo le fait tenir debout, lui ramène les yeux en face des orbites et l’aide à regarder profond en lui-même, dans une légende authentique que le son, l’image, souvent magnifiques, n’ont pas épuisée, ni les fabrications commerciales interdite. Gratter sous les chairs du vélo, c’est tomber sur les os robustes de l’écriture. Mais la réciproque s’applique tout autant. On dit parfois ce sport « religion », alors, il en accomplit la charge : il « relie ». Il donne la liaison entre les atomes, apporte un indispensable principe de vie, un souffle à l’homme dans ses titubations. Il permet les livres. Il faut lui soumettre des textes à intervalles réguliers pour tremper l’acier de la langue et donner du poids à ce que nous avons à dire. Le vélo et l’écrit, qui semblent vieillir en même temps, liés aux fers par les pieds, n’existent que l’un pour l’autre. Il faudrait lire le cyclisme plus que le regarder. Mais, sans cyclisme, c’est la littérature entière qui s’effondrerait, comme les petites pâtes en forme d’alphabet, malheureuses à la surface d’un bouillon.

Pierre Carrey, auteur, journaliste

Le siècle des coureurs de François Brabant et Quentin Jardon est disponible en librairie et sur notre e-shop :

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