“Les barbelés de la vengeance ?” Quelques questions à Pierre Muller
Pierre Muller, co-auteur du livre Les barbelés de la vengeance ? répond à quelques questions sur son travail, Erbisoeul et les raisons d’un tel ouvrage.
« Les barbelés de la vengeance ? ». Ce titre accrocheur possède une particularité : le point d’interrogation. Pourquoi ce choix ?
Ce point d’interrogation est indispensable, car, sans lui, le titre sous-entendrait que la Belgique se serait vengée sur les prisonniers allemands qu’elle détenait. Il aurait alors été en contradiction totale avec le contenu de notre travail qui prouve justement que les autorités belges ont traité les prisonniers de guerre allemands du mieux qu’elles le pouvaient, compte tenu de la situation de pénurie qui dominait l’immédiat après-guerre.
De plus, ce point d’interrogation interroge le lecteur. La vengeance et les brutalités envers les prisonniers de guerre étaient courantes lors de la Seconde Guerre mondiale, notamment sur le front de l’Est et dans le Pacifique. A l’ouest, des exactions ont également eu lieu, comme en témoignent les massacres de Baugnez et Chenogne. Ce titre-question interroge également le lecteur par rapport à l’actualité, où la question du sort des prisonniers de guerre est toujours présente, notamment dans le conflit syrien.
D’où provient votre intérêt pour le village d’Erbisoeul et son complexe d’internement destiné aux soldats allemands ?
Nous avons constaté qu’il existait un vide historique énorme sur ce sujet. Lors de nos recherches, nous avons été étonnés qu’un sujet d’une telle ampleur n’ait presque jamais été évoqué. Si les publications sur la Seconde Guerre mondiale inondent le marché littéraire, presqu’aucune ne parle du sort des prisonniers de guerre allemands, ni même de l’immédiat après-guerre. Même dans le monde scientifique, mis à part quelques travaux d’étudiants et le travail de Philippe Sunou, le sort des prisonniers de guerre allemands détenus en Belgique n’est guère abordé. Pourtant, l’apport de ceux-ci à la reconstruction de notre pays est non négligeable, car, outre leur travail dans les charbonnages, les usines et les fermes, ils ont participé au déminage de l’Ardenne et des côtes belges.
Quelles étaient les conditions de vie de ces soldats en Belgique ? Étaient-ils traités avec respect ou était-ce le contraire ?
La volonté d’obtenir plusieurs dizaines de milliers de prisonniers de guerre allemands a été avant tout guidée par un but économique : augmenter la production de charbon. L’armée belge a dû organiser en urgence un système de détention et de mise au travail pour ces milliers de prisonniers alors qu’elle-même était dans une situation difficile. Les prisonniers ont parfois vécu dans des conditions très pénibles, mais l’armée belge a toujours tenté d’améliorer du mieux possible leur sort en prenant des mesures énergiques. A l’occasion, les militaires prenaient même la défense des prisonniers face à des patrons miniers peu scrupuleux quant aux conditions de travail des prisonniers.
Comment la population locale a-t-elle accueilli ce complexe et ses occupants ? Existait-il des contacts entre les soldats allemands et les habitants du village d’Erbisoeul ?
Dans un premier temps, les relations entre les civils belges et les prisonniers sont tendues suite aux rancoeurs nées de la guerre. Ces dernières sont exacerbées vu que plusieurs habitants du village sont décédés en déminant des bombes allemandes. Avec le temps et surtout la mise au travail des prisonniers allemands dans les fermes de la région, ces sentiments de haine diminuent et disparaissent progressivement. Des histoires d’amitié vont même naître et certains prisonniers vont ainsi fonder des familles avec des jeunes filles belges.
Que sont devenus les soldats allemands après 1948 ?
La majorité d’entre eux ont rejoint leurs foyers. Leur retour est loin d’être une formalité. Ils découvrent une Allemagne en ruines et doivent reconstruire des relations avec leurs proches qui ont appris à vivre sans eux. Certains n’ont plus vu leur famille depuis 1939. Parfois, il ne reste plus personne pour les attendre.
D’autres ex-prisonniers allemands choisissent de rester en Belgique comme travailleurs libres. Après une enquête menée par la police des étrangers, un permis de travail leur est octroyé. Peu à peu, ces hommes, pour la plupart originaire d’Allemagne de l’Est, s’intègrent plutôt bien à la population malgré quelques réactions xénophobes.
Qu’est-il advenu du complexe ? A quoi sert-il aujourd’hui ?
Après la fermeture du camp, les baraquements et autres équipements sont vendus à des charbonnages. Ils servent à loger les familles italiennes venues en Belgique pour prendre la relève des prisonniers allemands au fond des mines. Quelques baraquements sont cédés à des particuliers. C’est ainsi qu’un baraquement du camp d’Erbisoeul servira de salle de sport à une école de Florennes. A l’heure actuelle, il ne reste rien du complexe d’Erbisoeul, si ce n’est quelques dalles de bétons recouvertes par la végétation. Les arbres ont recouvert les blessures du passé. Le terrain est redevenu un bois privé, donc interdit aux promeneurs.
Le village d’Erbisoeul garde-t-il des traces de la Seconde Guerre mondiale, en dehors de ce complexe ?
Mis à part le monument aux morts, la Seconde Guerre mondiale n’a laissé que peu de traces dans le village. Seul l’actuel Royal Golf Club du Hainaut pourrait constituer une trace étant donné que c’est sur ce terrain que les pilotes allemands de la base de Chièvres s’entraînaient en lançant des bombes en béton.
Comment avez-vous mené votre enquête, grâce à des témoignages, des archives ? Avez-vous rencontré des rescapés, des habitants ?
Ce sujet étant assez sensible, il était indispensable de disposer d’un corpus de sources riches et variées afin de pouvoir effectuer les recoupements nécessaires. C’est ainsi que nous avons mené des recherches dans différents centres d’archives belges, mais aussi auprès du Comité International de la Croix-Rouge basé à Genève. Des particuliers nous ont également ouvert leurs archives en Belgique et en Allemagne. C’est ainsi que nous avons pu découvrir une pièce exceptionnelle, en l’occurrence le journal intime d’un prisonnier allemand détenu à Erbisoeul et à Ans. Evidemment, nous avons aussi interviewé les derniers témoins de cette période troublée, dont un gardien du camp d’Erbisoeul. Quelques habitants ayant connu le camp nous ont ouvert leurs portes et leur mémoire. Cependant, nous avons rapidement constaté que les habitants ne connaissaient que peu de choses sur les conditions de vie dans le camp. Par contre, ils se rappelaient volontiers du (des) prisonnier (s) qui travailllai(en)t dans les fermes ou les usines.
Interview de Pierre Muller réalisée par David Gustin
Les barbelés de la vengeance ? est disponible en librairie et sur notre e-shop.