Ernest Hemingway, reporter de guerre, entre épouse et maîtresse
Bastogne, la légende retrace la manière dont la presse américaine, notamment, a créé le mythe de cette ville ardennaise. Mais saviez-vous que l’auteur du Vieil homme et la mer était l’un d’eux ? Extrait.
Paris, hôtel Ritz, ce 16 décembre – Le QG d’Ernest Hemingway
Le Ritz, place Vendôme, abrite le « quartier général » personnel d’Ernest Hemingway, le plus connu, le plus flamboyant, le plus fantasque des Warcos. Le grand écrivain avait fait ses premières armes de reporter de guerre en 1936, en Espagne, aux côtés des Républicains. En cet automne 1944, quand son humeur l’invite à écrire, il fournit des reportages à la revue américaine Collier’s, un périodique littéraire et d’actualités de haute tenue, et qui paie bien. Âgé de 45 ans, Ernest Hemingway, « Ernie », fait figure de patriarche parmi les Warcos. Les GI qu’il décrit dans ses papiers l’appellent affectueusement « Papa ». Le vieux baroudeur était entré tardivement en guerre, au mois de juin 1944. Après avoir suivi les troupes de Patton, il avait « libéré » Paris, arme au poing s’il faut l’en croire.
Depuis, avec sa maîtresse Mary Welsh, journaliste à Life et à Fortune, il a pris ses quartiers à l’hôtel Ritz. Sa femme Martha Gellhorn, elle aussi brillante correspondante de guerre pour Collier’s, séjourne non loin de là, à l’hôtel Scribe. Sa vie d’alors est un curieux et périlleux mélange de fiestas extravagantes, outrageusement arrosées, et d’incursions téméraires sur le champ de bataille. En ce mois de décembre, Hemingway soigne un sérieux refroidissement au bar de son palace parisien. « Papa » est fatigué, souffre de bronchite chronique. Le guerrier désabusé songe au repos. Il se prépare à quitter l’Europe pour couler des jours plus paisibles dans sa thébaïde cubaine. Ce 16 décembre, comme ses collègues, il apprend l’existence de « contre-attaques ». Son appétit des aventures risquées se réveille en même temps que sa conscience professionnelle. Il veut en savoir plus. Un journaliste de la trempe d’Hemingway possède ses sources d’informations directes.
En soirée, il obtient une communication téléphonique avec une de ses connaissances haut placées, le major-général Raymond O. Barton, commandant de la 4e division d’infanterie. Cette unité tient le front de la 1re armée de Hodges dans la région d’Echternach, au nord-est de la ville de Luxembourg. Elle relève du VIIIe corps d’armée, commandé par le général Middleton, dont le QG est à Bastogne. Barton signale à son interlocuteur parisien qu’en effet, sa division doit faire face à une action très agressive de l’ennemi : « Pour des raisons de sécurité, je ne peux pas vous livrer des faits par téléphone, mais je peux vous dire en substance qu’on a affaire à un pretty hot show. »
Autrement dit, « ça chauffe joliment mais ça vaut le déplacement ». Message reçu : le romancier de Pour qui sonne le glas exploite sur le champ ce délit d’initié. Il décide d’abandonner Paris et les délices de l’hôtel Ritz pour rejoindre le front. Bien que fiévreux, il veut être le premier au plus près de l’action. Dès le lendemain, le 17 décembre, il enfile deux vestes molletonnées, dont une lourde parka allemande fourrée, un butin de guerre. Il trouve une jeep et se fait conduire dans le secteur de Luxembourg où il arrive en fin d’après-midi.
Le général Barton confie aussitôt son hôte célèbre à un de ses officiers, le lieutenant Charles T. Lanham, commandant du 22e régiment d’infanterie. Un ami personnel d’Hemingway. Trois mois auparavant, en septembre 1944, l’écrivain avait, à ses côtés, traversé l’Ardenne belge de part en part, faisant le coup de feu de Libin à Houffalize lors des combats de la Libération.
Pour l’heure, le lieutenant Lanham est inquiet. « Ernie » ne paie pas de mine. Le correspondant de guerre est remis entre les mains du médecin d’unité. Diagnostic : pneumonie avancée. Hemingway est interdit de front et de reportage, bourré de sulfamides et assigné à résidence au moulin de Rodenbourg, non loin du PC de Lanham, situé à Junglinster, à 60 km de Bastogne. Alité sur ordre, il lui faudra huit jours de traitement et de vin de Moselle pour se remettre d’aplomb.
Ernie et Martha – Dispute conjugale sur le champ de bataille
Le jour même de Noël, Ernest Hemingway avait visité en jeep le champ de bataille au sud de Bastogne entre Echternach et Junglinster, secteur défendu par la 4e division d’infanterie américaine. L’illustre correspondant de guerre s’est installé aux côtés du chauffeur. À l’arrière, le colonel « Buck » Lanham et… Martha Gellhorn, l’épouse de l’écrivain.
Gellhorn est pour Hemingway une rivale professionnelle : elle couvre, elle aussi, la Bataille des Ardennes pour la revue Collier’s. Venue de Paris, elle avait fait étape à Luxembourg avec l’intention de rejoindre les troupes de Patton et d’écrire un reportage sur Bastogne. Le couple est en instance de divorce.
Au QG de la 4e division d’infanterie, le colonel Ruggles, qui vient de remplacer le général Barton, ignore tout des dernières tribulations matrimoniales des Hemingway. Il a cru bien faire en fomentant une rencontre entre Ernie et Martha, conviés à fêter, avec l’armée, le réveillon de Noël au Grand Hôtel Cravat.
Le lendemain, les « époux », en situation scabreuse, acceptent néanmoins l’invitation qui leur est faite : s’approcher ensemble des combats en visitant les postes de commandement américains à proximité de Junglinster. « L’excursion » vire au mélodrame. Devant un Lanham sidéré, Hemingway, grognon, méprisant, machiste en diable, ne cesse de lancer des piques à Martha :
« Tout au long de ta vie de reporter, c’est la première fois qu’on te voit aussi près d’une ligne de feu ! Tu as gagné beaucoup d’argent en écrivant sur la guerre, mais en dilettante… Tu n’as jamais vu, comme moi, des hommes se faire tuer en action. »
Autant de paroles blessantes et injustes. Martha riposte en français. Un climat tendu qui ne les incite guère à faire leur job de reporter. Hemingway réservera son génie à d’autres tâches littéraires. Dans cinq jours, il regagnera Paris et l’hôtel Ritz ; ainsi s’achèvera sa carrière de correspondant de guerre.
Les historiens grand-ducaux pensent qu’il a pu confier à sa maîtresse, Mary Welsh, quelques informations de première main sur les combats dans le Luxembourg. Welsh travaillait alors pour Life Magazine ; a-t-elle transmis les renseignements à la rédaction de sa revue qui s’en serait servi pour son premier grand papier sur la Bataille des Ardennes, paru en janvier 1945 ? Ce qui est sûr, c’est que Bastogne ne semble en rien avoir intéressé le futur auteur du Vieil homme et la mer.
Pour sa part, Martha Gellhorn resta à Luxembourg après le départ d’Hemingway. Début janvier 1945, elle rejoindra Bastogne d’où elle signera un de ses meilleurs reportages sur la Seconde Guerre mondiale. Un texte régulièrement reproduit dans les anthologies américaines dédiées au journalisme de guerre.
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