Simenon, trait pour trait !

C’est l’histoire d’un jeune homme qui vit dans les livres et a décidé une fois pour toutes que l’amour n’existait pas. C’est l’histoire d’une jeune fille qui vient reconstruire sa vie à Liège, loin de son Lisbonne natal, là où elle pourra retrouver la Danseuse du Gai-Moulin. C’est l’histoire d’un vieux monsieur assis sur un banc qui fume la pipe en pestant sur les résultats du Standard, peu soucieux d’afficher sa parfaite ressemblance avec Georges Simenon…

Nicolas Marchal est né en 1977 à Namur. Son premier roman, Les Conquêtes véritables, a obtenu en 2009 le prix Première (RTBF). Il a ensuite publié La Tactique katangaise, Agaves féroces et, dans la collection « Plumes du Coq », Le Grand Cerf.

Découvrez un chapitre :

Comme tous les matins depuis le 13 février de cette année 1983, Jean-Luc Bonardi est assis sur un des nombreux bancs de la montagne de Bueren, et il lit son journal. Enfin, nous pouvons être plus précis. Jean-Luc est assis sur son banc, et il lit le journal qu’un type a abandonné un peu plus tôt, qui par conséquent n’est devenu le journal de Jean-Luc que parce que celui-ci l’a récupéré dans la poubelle. Tous les matins, depuis le 13 février. Calculez : cela fait deux cent vingt et un matins que Jean-Luc s’assoit sur le même banc pour lire le journal jeté par le même type.

Un type qui ne cesse de regarder sa montre. Tous les matins à la même heure, réglé comme une petite machine, il émerge de la rue du Péri. Jean-Luc reconnaît son pas. Il faut dire qu’à cette heure-là, il n’y a pas encore grand monde sur la montagne de Bueren. Il descend quelques douzaines de marches, puis s’assoit sur un banc. Toujours le même. Celui de Jean-Luc. Mais ça, il l’ignore. Il n’y a que Jean-Luc qui sait que c’est son banc. Là, l’homme ouvre son journal et va directement aux pages des sports. Quel que soit le temps. Quand il pleut, il arrive avec un grand parapluie bleu roi, essuie le banc avec son mouchoir. Rien ne semble pouvoir l’empêcher de respecter son rituel matinal. Il s’anime au gré des nouvelles. Si le Standard a gagné, il se détend et s’affale avantageusement sur le dossier, croise les jambes, allume une cigarette dont il tire de longues bouffées, en repliant sa gazette et en contemplant le panorama de Liège. Les lendemains de défaite, tout son être se crispe sur le journal, ses épaules se contractent, il devient de ligne en ligne une boule vibrante, une grimace faite homme, et il allume une cigarette qu’il jette après avoir toussé un crachat de fumée. Les lendemains de défaite, pas un regard pour Liège, comme s’il lui en voulait. Et il n’y a pas de match nul. Un match nul, c’est une défaite contre un club plus faible ou une victoire contre un club plus fort. Le Standard de Liège est le champion en titre. C’est tout ce qu’il y a à savoir.

De toutes les manières, l’homme abandonne sa gazette dans la poubelle qui est juste à côté du banc et dévale les escaliers, visiblement en retard désormais, comme s’il organisait sa vie à la minute même pour avoir le temps de ne plus être à l’heure.

Chaque matin, il froisse son costume sur le banc de Jean-Luc, qui attend quelques marches plus haut, un peu en retrait, adossé au mur. Bientôt, il pourra lire le journal à son aise. C’est leur échange. La gazette, le banc. Sans un mot.

Jean-Luc s’est souvent demandé – pensez : deux cent vingt et un matins – pourquoi l’homme découvrait le score du match de la veille dans le journal. Ses réactions sont celles de la surprise non feinte. À sa mise, on devine l’employé d’une administration ou d’un bureau d’assurances, et il serait étonnant qu’il ne dispose pas chez lui d’un téléviseur, ou au moins d’un poste radio à piles. À moins qu’il vive tellement le football que la lecture d’un commentaire dont il connaît pourtant la teneur le bouleverse à nouveau, jetant du sel sur la plaie vive. À moins que sa femme lui interdise le football. À moins que le football soit pour lui plutôt un sport qui se lise qu’un sport qui se regarde ou s’écoute. On serait face à un intellectuel du football. À moins qu’il soit plus désargenté qu’il en ait l’air, que ce costume soit le dernier objet de prix dont il dispose et que chaque matin il se lève pour aller non au bureau mais à la recherche d’un emploi, quittant un appartement vide, ayant mis tous les meubles au clou, même le petit poste radio à piles.

L’homme dégringole les escaliers et Jean-Luc se dirige vers la poubelle. Le journal est encore frais. Il n’a été lu qu’une fois. Jean-Luc aussi, la plupart du temps, découvre le score du Standard en différé, le lendemain. Parfois, il peut en entendre des bribes en traînant près du bistro, quand quelqu’un entre ou sort, et qu’on ouvre la porte. Mais il est rare que le patron lui permette de rester là. Le patron dit qu’il dérange les clients. Il n’y a qu’Hortense qui est gentille. La Grosse Hortense, comme on l’appelle. Mais elle n’est pas patronne, et ce n’est pas elle qui décide. Donc, Jean-Luc apprend le score le lendemain matin. Dans le fond, la véritable différence entre lui et l’homme qui abandonne son journal, c’est que Jean-Luc découvre les résultats du Standard en observant les attitudes de l’homme, avant que de les lire. Pour Jean-Luc, et grâce à l’autre, le football redevient spectaculaire.

L’homme arrive au pied des escaliers de la montagne de Bueren. Il cavale et manque, comme chaque matin, de buter contre une des nombreuses motos garées là, en rangs si serrés que, s’il en heurtait une, elles verseraient toutes les unes après les autres, comme un jeu de dominos pour enfant très gâté. Mais non. Il les évite de justesse.

Jean-Luc, sur son banc, tous les matins depuis le 13 février 1983, lit et relit les pages sportives du journal abandonné. Personne ne fait attention à lui, et personne ne vient le déranger. C’est le privilège des vieux clochards. Ils sentent. Ils font vaguement peur. On leur fout la paix. On ne les voit pas. On ne les approche pas. Pourtant, si quelqu’un faisait l’effort de dévisager Jean-Luc dans le détail et d’imaginer à quoi cet octogénaire ressemblerait rasé de frais et lavé à grandes eaux, il serait frappé de constater à quel point Jean-Luc ressemble trait pour trait à Georges Simenon.

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