Rencontrer l’arbre qui est en soi – Néosanté (février 2019)

Retrouvez l’interview de Cécile Bolly dans la revue Néosanté.

Propos recueillis par Carine Anselme

Médecin généraliste devenue phytothérapeute et psychothérapeute, mais aussi passionnée de vannerie, de photographie et de nature, Cécile Bolly a l’humus fertile. Elle est l’intime des arbres, auxquels elle a consacré plusieurs livres d’une poésie infinie, où son regard de photographe croise sa plume sensible. Alors que sortent d’innombrables ouvrages dédiés à l’intelligence des arbres, souvent perçue à l’aune de notre vision anthropomorphique en termes de « bénéfices » pour notre équilibre et notre santé, elle publie un livre lumineux, L’Arbre qui est en moi, où elle nous invite à entrer en pleine présence avec la beauté et l’essence des arbres. « Au-delà d’un partage de savoir, une rencontre est nécessaire », écrit-elle. Une vraie connaissance qui passe par le vécu intérieur, seul gage d’un respect et d’un partenariat durables. Un entretien vibrant où bruisse le vent dans les feuilles et bat le pouls du monde…

Dans les remerciements, vous évoquez le « terreau » dans lequel s’enracine ce livre. Et vous, de quoi est fait votre terreau ?

De toutes les vies qui m’ont précédée. Parfois même à mon insu, elles influencent ce que je vis, ce que je suis. Je suis de plus en plus consciente de l’interdépendance qu’il y a entre toutes les formes de vie. Mon terreau est également fait d’un quotidien rural. J’ai toujours habité dans des villages, pas loin des champs et des forêts, mais aussi auprès des personnes. J’ai besoin d’espace, de lieux calmes, beaux. J’habite en Ardennes pour avoir ces ressources-là tout autour de moi. Ainsi, je peux facilement traverser une forêt, admirer un coucher de soleil… Mon terreau est aussi nourri de tous les gens rencontrés au fur et à mesure de mon existence ; c’est l’humus familial, professionnel, amical, ou encore les rencontres fortuites. Dans mon travail, j’anime des formations à l’écoute et en éthique qui me donnent l’occasion de rencontrer nombre de personnes. Enfin, dans ma passion pour la vannerie, j’ai le bonheur de côtoyer des vanniers qui m’ouvrent à un espace d’unité, d’harmonie, de dilatation de l’âme, qu’une démarche intellectuelle ne permet pas d’expérimenter de manière aussi intense. Il est multiple mon terreau…

Une balade en forêt fait du bien à tout le monde ! Certes, respirer les molécules particulières qui y règnent est bénéfique, mais il y a plein d’autres choses essentielles…

Dans les ouvrages que vous avez écrits, le mot « arbre » est central (voir À lire). quelle résonance l’arbre a-t-il en vous ?

Là aussi, la résonance est multiple. Il y a une résonance naturaliste, mais peut-être qu’avant ça, il y a une résonance poétique. Pour moi, un arbre est beau. Il attire mon regard par sa beauté, par sa forme, par sa place dans un paysage. J’ai appris à mieux le connaître en devenant guide nature, puis en continuant à lire beaucoup sur ce sujet et à fréquenter la forêt pour mieux le rencontrer. Mais il y a aussi, pour moi, une résonance plus sacrée, plus spirituelle. L’arbre invite à cette élévation de l’humain au-delà de lui. Il célèbre ça par sa hauteur, sa durée de vie… Avec tout ce qui se passe dans la forêt, avec tous les cycles à l’oeuvre, l’arbre est une invitation à vivre le sacré à travers la nature.

Cette connexion intime avec l’arbre remonte-t-elle à l’enfance ?

Enfant, j’avais une connexion très intime avec la nature, mais pas avec les arbres en particulier. A posteriori, je me souviens des arbres du jardin, notamment un vieil abricotier dans lequel nous grimpions et nous faisions des cabanes… Comme beaucoup d’enfants, j’ai eu un contact proche avec les arbres à travers le jeu, mais c’est plus tard qu’il m’a attirée comme un être vivant qui avait quelque chose à me dire… Quelque chose qui dépasse l’humain. Ceci dit, j’ai des petits-enfants ; la première s’est beaucoup promenée avec moi et, à quatre ans à peine, elle me disait : « Tiens, un arbre à photographier. » Tous les enfants ont ce rapport-là, sensible, subtil, avec la nature. L’arbre m’accompagne donc depuis longtemps, dans toutes sortes de dimensions de ma vie.

Vous accompagne-t-il dans l’exercice de la médecine ?

Plusieurs moments fondateurs pour ma pratique et pour ma vie intérieure ont été déclenchés par une relation particulière à l’arbre. Dans un de mes livres précédents, Arbre mon frère, j’ai parlé de ma rencontre avec Amaury, qui m’a demandé de l’accompagner dans sa fin de vie, non parce qu’il croyait que j’étais un bon médecin, mais parce qu’il savait que j’aimais les arbres. Ici, dans L’Arbre qui est en moi, j’évoque Stéphane et sa demande étrange : devenir son médecin pour, qu’après sa mort, je puisse faire lien entre lui et la nature. Ces expériences ont fait de moi une élève et non un maître. Comment, après cela, ne pas avoir un rapport particulier à l’arbre ?!…

À l’aune de votre travail d’accompagnement (notamment en regard de cette demande si singulière de Stéphane), mais aussi de votre art de la photographie et de votre approche sensible de la nature, seriez-vous une passerelle entre le visible et l’invisible ; une « chamane » qui prend soin du corps et de l’âme ?

Je pense que chaque être humain est ça ! Chaque être humain est lien potentiel et est appelé à développer ce lien entre le visible et l’invisible. Tout, dans la nature et dans le travail avec les patients, m’apprend l’humilité. En même temps, ça me donne envie de transmettre… Je crois qu’être ce lien entre le visible et l’invisible est à l’image de l’arbre ; il a sa part de visible et, en même temps, il nous invite à lever la tête vers l’invisible. C’est là le travail intérieur de chaque être humain. Il y a sur notre route des personnes qui développent ce travail davantage, et qui peuvent nous aider à avancer. Si j’ai eu la chance de (le) découvrir, je peux aussi accompagner des gens dans cette évolution-là. Emmener les gens dans la forêt pour un travail intérieur, des êtres en recherche de sens, je trouve ça à chaque fois passionnant, mais je n’ai rien de plus que les autres ! J’ai peut-être davantage l’occasion de le dire, de le faire savoir, et j’ai aussi eu la chance de rencontrer des gens exceptionnels sur mon chemin. Des patients qui ont été des maîtres. Ou encore (le psychothérapeute) Serge Vidal. Ce dernier m’a menée vers Karlfried Graf Dürckheim et son centre de psychologie existentielle et de thérapie initiatique, Rütte, près de Todtmoos. Dans une vie, il y a tout un tas de coïncidences. Elles sont là, toujours, mais c’est nous qui ne sommes pas toujours là…

À propos de cette présence à ce qui est, vous évoquez, dans votre livre, une très belle anecdote avec votre petite-fille, Lise…

Alors qu’elle avait quatre ans, elle se promenait avec moi quand je lui ai dit : « Regarde le beau coucher de soleil ! » Elle m’a répondu, du tac au tac : « Je te signale qu’il se couche tous les jours ! » Elle avait raison de me rappeler que tout est là, disponible… mais que, souvent, c’est nous qui n’y sommes pas.

Vous dédiez d’ailleurs votre dernier livre à votre « tribu d’arbrisseaux », vos petits-enfants, auxquels vous dites souhaiter « transmettre quelques traces d’un passage ». Avez-vous inventé là un nouvel arbre de vie, généalogique ?

Ça me touche ce que vous me dites… Au-delà même de la transmission à mes « arbrisseaux » de quelques éléments de l’humus dans lequel s’enracine ma quête, je travaille, en tant que thérapeute, à partir de génogrammes, des arbres généalogiques élargis. Cela remet la personne, qui est en difficulté, en lien avec cet « arbre de vie », même si celui-ci est traversé de choses douloureuses. C’est justement cette reconnexion qui permet d’ouvrir des alternatives pour continuer une vie avec moins de souffrance.

Les scientifiques confirment actuellement ce que les naturalistes et les forestiers observent depuis longtemps : les arbres communiquent entre eux. Tout en soulignant, dans L’Arbre qui est en moi, ces découvertes passionnantes, vous suggérez d’éviter tout anthropomorphisme… pourquoi ?

Cette attitude tend à nous faire croire que les arbres nous ressemblent. Les arbres sont différents de nous, ils le resteront toujours – ce qui ne nous empêche nullement de nous laisser inspirer par eux et par leur rapport à la vie. Par ailleurs, nous ne pouvons pas oublier que les liens d’interdépendance entre tous les êtres vivants sont bien plus profonds que ce que la chimie peut en dire. (Elle réfléchit) J’ai une intuition de prudence vis-à-vis de cette notion d’anthropomorphisme…

D’où vous vient-elle, cette prudence ?

Une méditation m’a ouvert un espace, que je vous confie : si nous ramenons l’arbre à nous-même, si nous l’abordons avec notre savoir intellectuel – ou avec ce que nous croyons savoir – nous prenons le risque de rater la rencontre. Je pense donc que le plus important, c’est d’aller vers les arbres avec le coeur ouvert, sans rien savoir et sans rien vouloir, en prenant juste le risque de la découverte, de l’étonnement, de la rencontre profonde. On peut alors sentir qu’on fait partie du même système vivant, que nous sommes dépendants l’un de l’autre et que l’arbre a beaucoup de choses à nous apprendre, mais pas nécessairement celles que nous attendons avec notre intellect. Pour éviter de ramener l’arbre à l’homme, je crois qu’il est essentiel de favoriser une approche sensible de la nature. Cela nécessite au minimum beaucoup de lenteur, d’humilité et d’ouverture.

Pour évoquer la manière dont les arbres peuvent nous inspirer, en écho à la vie, vous utilisez beaucoup la métaphore, « éveillante » et « émerveillante », qui permet la prise de conscience…

Justement, l’anthropomorphisme risque de couper cette prise de conscience de quelque chose de beaucoup plus subtil. D’un « inter-être », comme dit Thich Nhat Hanh, tellement plus vaste que ce que nous sommes capables de comprendre… Ceci dit, je trouve très intéressant de voir sortir tous ces livres sur la communication entre les arbres, parce que, trop souvent encore, nous pensons qu’il s’agit juste de bouts de « bois ». Il y a toute une dimension subtile dans la nature qui peut nous toucher à travers la métaphore. Cela nous permet de rester dans une dimension d’accueil, d’émotion. Le mental, c’est ce qui nous sépare de notre être profond.

Faut-il pour autant aller à la rencontre des arbres en laissant notre « cerveau », du moins notre intellect, à l’orée de la forêt ?

(Rire) Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de « casser » le mental ! Mais l’idée est d’aller en forêt en mettant une part de notre mental au service du reste. De faire confiance à notre ressenti. J’anime de la walking therapy, des journées « Arbre et Conscience », et je n’ai jamais vu quelqu’un qui sort de la forêt plus mal qu’il n’y est entré. On y observe concrètement à quel point la forêt peut inspirer chacun ; au moment du partage, nous avons tous des images, des sensations, des métaphores qui peuvent (nous) aider. Une balade en forêt fait du bien à tout le monde ! Certes, respirer les molécules particulières qui y règnent – aujourd’hui très bien décrites par les scientifiques – est bénéfique, mais il y a plein d’autres choses essentielles… L’enjeu est d’être présent, conscient de ce que cette rencontre peut nous apporter.

Vous citez Rainer Maria Rilke : « Vois les arbres, ils sont ». Est-ce là une invitation à retrouver notre centre, à nous enraciner et arrêter de nous agiter, pour retrouver une simplicité d’être ?

En effet, ils sont ! Ils ne se demandent pas à quoi ils servent, ils ne s’agitent pas dans tous les sens… J’insiste : ils sont, ce n’est pas ils font. Si nous sommes disponibles à ce qu’ils sont, il y a beaucoup de résonance possible. Alors, oui, c’est une invitation à nous recentrer, à nous enraciner. À être « qui » l’on est ; à pouvoir chercher dans sa propre profondeur son centre, son être authentique, plutôt que de s’agiter, de consommer…

Vous ajoutez : « Nous voulons le centre, mais nous sommes happés par la périphérie. » Comment renouer avec le cœur de notre être, revenir à la source ?

Le plus important, je pense, c’est de développer, par différentes voies d’entrée, la présence à ce qu’on vit. La conscience. On parle beaucoup actuellement de « pleine conscience », mais est-elle jamais pleine ?!… Je n’ai pas la réponse, mais on peut tendre vers la pleine présence.

Cette pleine présence n’est pas simple à exercer dans nos vies chargées, « éclatées »…

On peut toujours s’exercer à être présent à ce que l’on vit dans notre quotidien. Graf Dürckheim a pris le quotidien comme exercice. Je crois qu’il n’est pas juste de se dire : « Je vais me dépêcher de terminer l’année et, pendant les vacances, j’irai faire une semaine de formation… » Bien sûr, ce sont des moments qui peuvent être essentiels dans une vie, mais qui exigent une pratique quotidienne. Tous les jours, nous avons des milliers d’occasions d’être présents et en contact avec notre être. Par ailleurs, je pense qu’il y a aussi besoin de moments plus formels, de méditation par exemple (sur un coussin, en musique, via la peinture, la marche en nature…). J’anime ainsi des ateliers de vannerie méditative ; l’idée est de donner envie, par un travail manuel, calme, de sentir comment on peut méditer même quand on est en action. En faire, chaque fois, l’occasion d’un cheminement, d’un apprentissage de « qui » on est. C’est ça qui nous libère de la souffrance qui peut traverser toute vie. Parce que la souffrance, nous la créons aussi par notre manière d’être…

Le plus important, c’est d’aller vers les arbres avec le cœur ouvert, sans rien savoir et sans rien vouloir. On peut alors sentir qu’on fait partie du même système vivant.

À ce sujet, vous partagez avoir libéré une chouette enfermée, par un grillage, dans un clocher, et celle-ci a mis trois jours à comprendre qu’elle n’était plus captive et à s’envoler…

La leçon que nous pouvons tirer de cette histoire naturelle est que nous avons vraisemblablement tous des « grillages » que nous n’osons pas franchir, alors qu’ils n’existent que dans notre tête. Des barreaux qui nous enferment dans une prison que nous construisons nous-mêmes sans relâche. Et si nous osions l’aventure ?!

Qu’est-ce que la vannerie, que vous pratiquez avec passion, vous a enseigné et permis de tresser dans votre approche de la médecine ?

Je suis médecin généraliste, aujourd’hui je travaille encore comme phytothérapeute mais surtout comme psychothérapeute. Dans mon travail de généraliste, j’ai accompagné des personnes en fin de vie. Du coup, beaucoup de collègues m’envoient des personnes qui vivent des deuils difficiles, mais j’accompagne aussi des enfants et des adultes dans des difficultés du quotidien. Dans la vannerie, ce que je cherche, ce qui m’anime, c’est le geste juste. J’ai découvert cette quête du geste juste par le zen et Graf Dürckheim. Dans un travail avec un patient, il y a la même recherche d’un geste juste, plus spécifiquement d’une écoute juste. Lorsque j’écoute un patient, je vais pouvoir l’aider à avancer et (se) transformer en fonction de ce qu’il recherche, parce que j’ai pu entendre non seulement ce qu’il dit en conscience, mais aussi le subtil et l’invisible provenant de son inconscient. Cette quête du geste juste est présente dans mes différentes activités : photo, écriture, vannerie, formation, relations, etc.

Cette éthique de l’écoute vous permet « de tisser des liens au-delà de la médecine et même au-delà de ce que la vie contient de plus intime : le mystère de la mort ». Quel rapport entretenez-vous avec le mystère de la mort ?

La mort est continuellement présente dans la nature. Le cycle vie/mort/vie est bien présent dans la forêt. Un arbre mort donne la vie… tout du moins si on lui laisse l’occasion de mourir sans le réduire illico en petits morceaux ou en planches. Son tronc va donner la vie ; il va permettre à des insectes, des oiseaux, des mammifères de continuer à vivre. Des gens, comme Stéphane et Amaury, m’ont donné de belles leçons, mais la mort reste un mystère… Ce n’est pas parce qu’on y est confronté dans la nature, que tout à coup cela devient facile, surtout lorsque nous sommes confrontés à la disparition de proches. Il ne faut pas l’idéaliser. Mais je crois qu’il est essentiel de remettre la « petite » mort de chacun dans la grande Vie du monde vivant. Nous ne sommes jamais qu’un petit être de rien du tout qui a une durée de vie très limitée. Mais nous participons à un système de vie, dont nous sommes une petite part. Notre part de conscience n’est sans doute qu’une toute petite part de la conscience de l’univers… C’est comme si on nous confiait quelque chose de précieux à travailler, à embellir, tout au long de notre vie. Quand on meurt, cela retourne d’une manière ou d’une autre à l’univers ; pas seulement notre corps, notre conscience aussi. Maintenant, pour le reste, on ne sait pas…

[…]

Carine Anselme

Retrouvez l’intégralité de l’interview de Cécile Bolly dans Néosanté, Février 2019, n°86.

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